Bernard Lannes préside depuis le 9 décembre dernier la Coordination rurale, deuxième syndicat d’exploitants agricoles en France.

M & V: Bernard Lannes, le Salon de l’agriculture s’est tenu récemment et des responsables politiques de tous bords ont tenu à s’y montrer. Quelle est la situation de l’agriculture française aujourd’hui ?
 

Les Français éprouvent à l’égard de l’agriculture un sentiment d’amour-répulsion. La fréquentation du salon montre qu’ils lui sont viscéralement attachés, mais ils sont parallèlement influencés par un courant de pensée qui les persuade que leur assiette est empoisonnée. Les agriculteurs sont en butte à des campagnes d’opinions qui les accusent de polluer et de déverser des pesticides sur leurs champs, et ils sont considérés comme des pestiférés. Ce débat mas - que en réalité une véritable guerre commerciale: les semenciers et les fabricants des produits phytosanitaires appartiennent aux mêmes groupes et ont mis en place des variétés de plantes moins nombreuses, mais qui sont de véritables « formules 1 » et nécessitent l’emploi de ce type de produits. Si l’on cesse de les utiliser, il faudra, pour produire autant, réintroduire davantage de variétés.

Est-il indispensable de produire autant ?
 

Oui, car nous consommons plus que nous ne produisons et risquons d’être bientôt confrontés à une pénurie alimentaire planétaire. Voilà cinq ans, on estimait que 250000 personnes mouraient de faim – ou de malnutrition – chaque jour dans le monde ; aujourd’hui, on approche du million. La courbe du stock d’alimentation à l’échelle mondiale est descendue à 60 jours, alors que la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, ndlr) fixe la limite de sécurité à 110 jours. La spéculation en joue et aggrave ce phénomène.

Par quels mécanismes ?
 

90 % de la production sont consommés sur les aires géographiques de production. Le marché mondial est un marché d’excédents qui porte sur les 10 % restants. Or on se fixe, pour établir les prix, sur ce cours mondial qui ne signifie rien et l’on a supprimé les instruments de régulation. Voilà encore dix ans, en cas de surproduction, l’Etat intervenait en achetant à l’agriculteur sa production à un prix rémunérateur, stockait ces produits dans des greniers et attendait une année de manque pour les revendre. Ce mécanisme a longtemps permis d’ajuster la production au marché. Or, aujourd’hui, en Europe, on ne finance plus les stocks et l’on vit au jour le jour. Les spécu lateurs en profitent d’autant plus qu’il suffit de 2 % de surproduction ou de sous-production pour que les prix s’écroulent ou flambent. Il est indispensable de réguler les échanges agricoles à l’échelle mondiale et de partager les richesses. Ainsi, sur la viande – secteur en difficulté –, des accords avaient été passés voilà deux ans avec le Mercosur, autrement dit les pays d’Amérique du Sud: l’Europe avait importé 700000 tonnes de viande. C’est le principe de l’écluse: chacun ne prend que ce dont il a besoin, afin d’éviter de saturer le marché.

Vous êtes donc favorable aux quotas ?
 

Oui, parce qu’ils autorisent la régulation. Si l’on considère par exemple le cas des producteurs laitiers, l’Europe a assoupli les quotas de - puis deux ans sous la pression des industriels, ce qui a provoqué l’effondrement des prix: de 330/350 euros les 1000 litres en moyenne voilà quelques années – ce qui couvrait juste les coûts de production sans tenir compte de la rémunération de l’agriculteur –, le cours est tombé à 280 euros en 2009 avant de remonter aujourd’- hui à 310 euros… Nous allons tenter de changer la donne à la faveur de la contractualisation qui se met en place, mais c’est à l’échelle européenne que le problème doit être réglé. La Coordination rurale milite pour une politique agricole commune garantissant des prix à la fois rémunérateurs pour les agriculteurs et équitables pour les consommateurs – la chute des prix ne profitant qu’à l’industrie agro-alimentaire. Mais la majorité des 27 pays membres de l’Union souhaite que les prix agricoles restent bas. Et les quotas seront supprimés en 2015…

L’Europe est-elle autosuffisante ?
 

Non. Pour jouir d’une autonomie alimentaire, il lui manque une surface agricole utile égale à la superficie de la France. Sa balance commerciale agricole est déficitaire: elle importe plus qu’elle n’exporte – même si la FNSEA prétend le contraire pour soutenir les intérêts de l’industrie agro-alimentaire, avec laquelle elle a partie liée.

On oppose parfois la qualité et la quantité, le bio et l’agriculture intensive, dont l’élevage en batterie est devenu le symbole. Que pensez-vous de ces types d’agricultures ?
 

Le bio correspond à l’idéal alimentaire des Français, mais il ne peut être qu’une niche de production: nous sommes en situation de pénurie et la généralisation du bio ne ferait que l’aggraver. Par ailleurs, ces produits coûtent cher ; j’élève moi-même dans le Gers des poulets à label, mais c’est le « poulet du dimanche », pas celui que l’on consomme quotidiennement… Or, il n’est pas possible d’avoir une alimentation « propre » réservée aux riches, et une alimentation dangereuse pour la santé pour les autres.

Quant à l’agriculture intensive, les élevages en batterie que vous évoquiez ont prospéré en Bretagne parce que c’était un pays pauvre et doté de façades maritimes, donc idéal pour créer à bas prix de la matière première exportable. Aujourd’hui les élevages porcins n’y appartiennent plus aux agriculteurs, mais aux firmes industrielles. Il existait aussi des élevages de cochons dans le Gers, qui ont disparu (hormis ceux qui produisent des porcs fermiers), éliminés par la concurrence de l’élevage industriel breton. Or aujourd’hui, par la même logique, les éleveurs bretons sont à leur tour tués par les Chinois. Il en ira ainsi tant que le marché ne sera pas régulé.

Nous pensons qu’il est possible de produire une bonne alimentation avec des moyens conventionnels, en évitant les dérives de l’intensif et en utilisant les désherbants avec modération. L’Europe possède les meilleures terres du monde, un climat favorable et ses paysans possèdent un vrai savoir-faire. Si la France est si belle, c’est parce que les agriculteurs s’accrochent et refusent de baisser les bras.

Propos recueillis par Jean-Pierre Nomen

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