Lucille Leclair, journaliste et auteur, est intervenue le 5 décembre à l’occasion du 30e congrès de la Coordination Rurale qui s’est tenu à Nancy.

L’intervention était consacrée à une mutation discrète, particulièrement pernicieuse, qui est celle de l’agriculture « de firme » et qui conduit des agriculteurs à devenir salariés, parfois de leur propre ferme, en perdant leur autonomie. En somme, une agriculture sans agriculteurs.

Lucille Leclair a présenté les résultats de son enquête : « Hold-up sur la terre », et a proposé aux congressistes une immersion dans les manœuvres de grands noms de l’agroalimentaire, de la cosmétique ou encore de la distribution ».

« La terre représente davantage qu’une valeur économique pour ceux qui l’ont travaillée. Elle est une richesse qu’on ne partage pas facilement avec ceux qui ne sont pas du pays. Mais à force de travailler soixante heures par semaine pour quelques centaines d’euros, avec des montagnes de crédit dont ils ne voient pas le bout, l’amertume des agriculteurs devient immense. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que des acteurs extérieurs au monde agricole arrivent et que les fortunes de l’industrie soient bienvenues là où l’argent manque. »

Cet accaparement par l’aval ne se voit pas de l’extérieur. Par ailleurs, on ne sait pas combien d’hectares sont contrôlés par ces groupes. Ces mêmes groupes qui fragmentent le contrôle via des filiales, et échappent ainsi aux statistiques et au contrôle des structures.

C’est une disparition du savoir faire de l’agriculteur qui, lui, connaît sa terre.
Pour Lucille Leclair, la terre est un organe vivant, et quand elle est gérée à distance comme une entreprise lambda, cela interroge, car les industriels appliquent un modèle économique et une standardisation qui ne sont pas adaptés au vivant. Ils sont dans une logique minière par rapport à une ressource pour produire de la nourriture.
Et d’un autre côté, certains ouvriers préfèrent être salariés sur ferme appartenant à un grand groupe qu’être agriculteurs indépendants dans un contexte économique incertain.

Le taux d’endettement a été multiplié par 4 depuis 1980. 1 agriculteur sur 5 vit sous le seuil de pauvreté. Tout cela crée des conditions favorables à l’arrivée de nouveaux acteurs dans le monde agricole. Pour Lucille Leclair, cela s’apparente à un retour en arrière pour des agriculteurs qui avaient réussi, au fil de l’Histoire, à devenir maîtres chez eux.

1/ Une mutation avec l’aval des pouvoirs publics

La Safer, créée dans les années 60 à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, a la responsabilité de veiller à ce que la terre agricole reste aux mains des agriculteurs.
Les difficultés d’approvisionnement ont amené à une prise de conscience : la terre n’est pas un bien comme un autre, et elle ne peut pas être vendue à n’importe qui.
Bras armé du ministère de l’Agriculture, la Safer a pour objectif de favoriser l’installation des agriculteurs.

Mais les autorités jouent-elles encore leur rôle ?
Pourquoi ces achats ne se font-ils pas dans une plus grande transparence, dans la mesure où il ne s’agit pas « que » d’un simple changement de main, mais aussi d’un changement de modèle agricole ?

Aujourd’hui, la Safer est capable de vendre à un groupe industriel.
Selon Lucille Leclair, 2 éléments expliqueraient l’effritement du rôle des Safer :
• sur le plan juridique : la loi Sempastous est une avancée, mais insuffisante.
• sur le plan financier : dans les années 60, à sa création, la Safer est financée à 80 % par des fonds publics, et va diminuer à partir des années 80 pour être réduite finalement à peau de chagrin aujourd’hui (à peine 2 %). Elle est financée pour le reste par les commissions qu’elle perçoit, et devient alors juge et partie.

2/ Qui seront les agriculteurs demain ?

La terre agricole est un enjeu de souveraineté alimentaire.
160 000 fermes vont changer de main d’ici à 3 ans.
Certaines entreprises du luxe achètent des terres 150 fois le prix moyen ! Quel agriculteur peut suivre ?
Malgré l’omerta, malgré les considérations économiques, l’achat de terres agricoles par les grands groupes n’est cependant pas toujours facile.
Un distributeur a notamment abandonné un projet de fermes maraîchères dans le Nord suite à la mobilisation d’agriculteurs et d’élus locaux.

3/ Côté congressistes, des interrogations variées

En réponse à une question sur les productions visées par ces prédations, il apparaît que toutes sont concernées.

Les agriculteurs s’appauvrissent d’année en année, leur revenu étant inversement proportionnel aux revenus de l’agroalimentaire et de la distribution, et alors qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter de la terre, quand l’État n’a plus la main-mise sur la Safer.
Lucille Leclair fait remarquer qu’un comité technique départemental (CTD) Safer peut très bien vendre à un industriel, les CTD se tenant à huis clos et sous le sceau de la confidentialité.
Cela pose une question de démocratie et de transparence.

La question de l’efficience des lois foncières a également été questionnée.

Mais c’est bien l’achat de foncier agricole par des collectivités ou des associations qui a suscité le plus de débats.
Le concept d’agriculture citoyenne, présenté par Lucille Leclair, est le suivant : il y a en France autant d’hectares que d’habitants. Pour une exploitation de 120 hectares, il devrait y avoir 119 autres personnes qui ont leur mot à dire sur les pratiques agricoles.
C’est pour Lucille Leclair, à la fois une goutte d’eau et à la fois, ce n’est pas rien ; 250 fermes et 7 000 ha.
Mais ce type d’initiative ne peut pas faire changer la trajectoire du modèle agricole.
Si le modèle inquiète les agriculteurs (préemption, sanctuarisation des terres en bio), il est jugé intéressant par Lucille Leclair en sa qualité de journaliste, car cela politise le débat, et interroge sur le métier et le travail de l’agriculteur.
L’installation même serait un concept obsolète : on devrait pouvoir faire de l’agriculture pour 10 à 20 ans et changer de métier.

Sur la problématique du mouvement associatif (type « protection de la nature ») qui achète du foncier, il y a un problème fondamental pour Lucille Leclair pour qui c’est la Safer qui devrait jouer ce rôle de porteuse de foncier, mais qui ne le fait pas faute de trésorerie. Et devant les pouvoirs publics qui jouent de moins en moins leur rôle, on a des associations qui prennent un pouvoir grandissant.

En conclusion, Christian Convers, secrétaire général de la Coordination Rurale, a rappelé le positionnement de la CR, et le fait que la CR n’est pas en amitié avec les mouvements évoqués précédemment.
Il a été admis que les agriculteurs d’aujourd’hui ne font pas carrière, et qu’il est difficile de dire qu’il faut qu’ils soient propriétaires de leur outil en totalité. Mais, il est impératif qu’ils aient la possibilité de cette sécurité. Un agriculteur sans terre, cela ne fonctionne pas !
Quand on cherche des financements, il ne faut pas se tromper sur les apporteurs de capitaux ; à terme, il faut que l’agriculteur ou l’agriculture puisse récupérer la terre.

Véronique Le Floc’h, présidente de la CR nationale, a rappelé que la CR est attachée à ce droit de propriété. Il faudra s’opposer au droit de préemption que certains textes législatifs prévoient, car le foncier est la base de tout.

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