Foncier agricole : un bien qui nous échappe… mais au profit de qui ?

 

1 700 c’est le nombre d’hectares de terres agricoles achetés l’année dernière dans le département de l’Indre par un investisseur chinois.

6 010 C’est le prix moyen par hectare des terres et prés en France (2015), soit une augmentation de 1,6 % par rapport à l’année précédente.

 

Ferme à vendre

Le sujet fait grand bruit dans les campagnes: des investisseurs étrangers mettent progressivement la main sur nos terres et contribuent ainsi à la diminution du foncier agricole et à la flambée des prix. Conséquence : notre outil de travail nous échappe, mais au bénéfice de qui et pourquoi ?

Chambord, le 2 septembre 2016. La Coordination Rurale manifeste à l’occasion d’un sommet informel des ministres de l’Agriculture de l’UE. Des investisseurs, venus d’autres régions demandent à l’un de nos responsables si des fermes sont à vendre dans le secteur. La détresse des uns peut faire le bonheur des autres ! L’heure est aujourd’hui à la restructuration, sur fond de crise agricole. Certains agriculteurs, très endettés, seront-ils contraints de se défaire de leur outil de production ? Par ailleurs, la pyramide des âges implique que de nombreuses terres se libèreront dans les années à venir, mais qui pourra les reprendre ?

Un bon placement ?

Si la rentabilité du foncier est très faible (110€/ha de fermage pour un hectare acheté 7 500 €, soit bien plus de 50 ans pour le retour sur investissement), la valeur vénale des terres augmente rapidement : +38% ces 10 dernières années. Entre 1997 à 2015, le prix de la terre a doublé, passant de 3 000 à 6 000 € en moyenne par ha.

La forêt française, considérée comme un bon placement (défiscalisé dans certains cas), a ainsi fait l’objet d’investissements importants et vaut aujourd’hui 4 fois sa valeur économique. Le phénomène devrait s’étendre aux terres agricoles françaises, productives et surtout parmi les moins chères en Europe : en 2013 aux Pays-Bas, il fallait débourser 53 000 €/ha.

Nous étions jusqu’ici habitués aux achats des Néerlandais, Danois et Allemands, profitant des prix bas français et revendant avec une plus-value. Maintenant, les Chinois passent à l’action et il ne s’agit plus seulement de domaines viticoles.

Les Chinois font parler d’eux…

En 2014 et 2015, deux groupes chinois, Reward (agro-alimentaire) et China Hongyang (équipement pétrolier), ont acheté ensemble 1700 ha de terres dans l’Indre avec l’aide d’un intermédiaire français. Si Hongyang est sur une démarche de placement, Reward est quant à lui motivé par… la farine française ! Un partenariat avec la branche meunerie d’Axereal a d’ailleurs été conclu pour permettre au groupe de posséder sa propre ferme en France afin de « comprendre et maitriser la filière du blé et le processus de fabrication de la farine et du pain ». Objectif : vendre de la baguette franco-chinoise aux classes moyennes chinoises !

 

L'occasion fait le larron...

Encore très isolés, les achats d’investisseurs étrangers n’expliquent pas eux seuls ce phénomène… Et si la source du problème se trouvait aussi chez nous ?

Safer : le double jeu ?

« Acheter 1700 ha  de  céréales  en  France  sans  aucun  contrôle,  c’est  possible ! », s’indigne la FNSafer qui a rapidement monté en épingle le dossier chinois ; une cession qui s’est faite via la vente de 100 % des parts sociales, moins une, pour échapper à son droit de préemption.

Son but : obtenir un droit de regard total sur les cessions de parts sociales ! Et pour cause, aujourd’hui, 60 % du foncier agricole est sous forme sociétaire, susceptible d’échapper au contrôle de la Safer. Le reste du marché, préemptable par cette dernière, est surtout constitué de petites structures. Or, la Safer souhaiterait prendre aussi des commissions sur des gros dossiers, plus rentables pour elle… Est-elle donc réellement sincère lorsqu’elle s’offusque de la « financiarisation de l’agriculture » alors qu’elle se prête sans problème à jouer les intermédiaires entre des investisseurs extérieurs à l’agriculture intéressés par les placements fonciers et des vendeurs de terre?

Faut-il hypothéquer son foncier pour se refinancer ?

La banque prend-elle des hypothèques sur le foncier de l’agriculteur pour garantir les prêts octroyés ? Nous avons contacté les 3 principales banques agricoles : Crédit Agricole, Crédit Mutuel et Banque Populaire qui contestent être des prêteurs sur gages. Le recours à une hypothèque resterait rare dans les faits et cantonné au refinancement du foncier.

La banque en profite-t-elle pour hypothéquer au-delà du foncier initialement concerné par le prêt ? Non, répond un banquier : « si un prêt pour 30 ha est rallongé, on reprend une garantie sur ces 30 ha uniquement. Pour financer de la trésorerie, si le dossier est viable, il est traité sans hypothèque, ni garantie ». Cependant dans certains cas, les banques demandent aux agriculteurs, jugés trop endettés, de vendre des terres à des investisseurs et parfois, c’est le fournisseur qui rachète le foncier !

Les coopératives deviendront-elles les maîtres du foncier ?

Le guide publié par Coop de France démontre que les coopératives ont tous les droits ou presque ! La crise agricole est désormais d’une telle ampleur que ces dernières ont besoin de garantir leur créance sur leurs adhérents. Contrairement à ce qui se faisait sur les DPU, aucune garantie ne peut être prise sur les ATR de la PAC (avances de trésorerie remboursables) 2015 et 2016. Pour les agriculteurs ayant une ou deux moissons de retard d’impayés, la coopérative a trouvé une solution pour se protéger : la mise en garantie du foncier de l’agriculteur débiteur ! En octobre dernier, Axereal aurait ainsi atteint les 1 000 ha, et selon des sources officieuses ce chiffre continuerait d’augmenter. Autres pratiques : les warrants (gages) sur les récoltes et des parts de GFA accordées contre remises de dettes. Nous avons contacté Axereal et notre question, jugée sensible, a été transmise directement au président. À l’heure du bouclage, aucune explication ne nous est parvenue.

Business angels : un pacte avec le diable ?

L’agriculteur en recherche de financement peut faire entrer au capital de son exploitation un fonds d’investissement : Labeliance Agri 2013. L’entreprise agricole (sous forme de SCEA) est proposée à Labeliance par une société partenaire, le Gufa (Groupement d’utilisation de financements agricoles), prenant aussi part au capital de la SCEA à hauteur de 1 %, et composé d’acteurs agricoles comme les interprofessions, les fédérations de producteurs, ou encore les chambres d’agriculture ! Tout cela relève d’un quasi-esclavage : l’exploitant est mis sous tutelle, il doit rendre des comptes, peut être tenu de réaliser des investissements tels que des toitures photovoltaïques et peut être exclu de la SCEA en cas de motif grave. Il doit s’acquitter de frais de gestion (2% du capital investi), verser des intérêts à Labeliance (supérieurs à 6%) et à l’échéance, racheter les parts sociales détenues par le fonds ; s’il n’y parvient pas, 100% des parts sont cédées à la valeur du marché. Il est choquant de voir les chambres d’agriculture se prêter à un tel jeu !

 

Toutes ces choses qui ne tournent pas rond

À tort, les pouvoirs publics considèrent de plus en plus le foncier agricole - et le réseau hydrographique qui y figure - comme des « biens publics » ; mais encore faudrait-il pour cela qu’une contrepartie juste soit accordée aux agriculteurs ! Et pour cause, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen stipule que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».

Pourtant, force est de constater qu’aujourd’hui le foncier agricole échappe de plus en plus à ce droit de propriété censé être inviolable… La Coordination Rurale tente bien d’imposer sa vision de bon sens mais face à l’administration, rien n’est jamais simple ! Zoom sur quatre exemples ahurissants.

Exemple n°1 : les contraintes liées à la présence d’une aire de captage d’eau potable sur des terres agricoles s’appliquent sous menace de sanctions... mais sans indemnité !

Dur de faire entendre raison à une administration très sensible aux idées écologistes et qui n’a souvent que faire de la notion de droit de propriété... surtout chez les autres !

Exemple n°2 :l’eau de pluie tombée sur les parcelles agricoles est considérée a priori comme détournée par les retenues collinaires mises en place par les agriculteurs…

Le Code civil précise pourtant bien que « tout propriétaire a le droit d’user et de disposer des eaux pluviales qui tombent sur son fonds », mais visiblement, les règles du jeu sont différentes pour les agriculteurs !

Exemple n°3 : un agriculteur curant un fossé qui draine son champ risque fort de se voir mis en cause et de se retrouver au tribunal.

Pourtant, légalement, cet entretien revient bien à l’agriculteur à qui il pourrait même être reproché de ne pas l’assurer (si l’écoulement est un « cours d’eau », la situation est différente). Nous constatons avec amertume un parallèle entre le durcissement de la position de l’administration et l’occurrence de plus en plus forte des inondations.

Exemple n°4 : la PAC… et notamment sa règle concernant le maintien des prairies permanentes. Après l’obligation de bandes tampons qui grignotent les zones de production, il y a celle du maintien des prairies permanentes, aberration criante dans le contexte actuel de crise de l’élevage. En effet, un éleveur tellement en difficulté qu’il aurait vendu son troupeau, ne peut pas librement retourner ses prairies pour les faire rentrer dans l’assolement pour tenter de dégager du revenu (sauf à réimplanter des surfaces équivalentes), sous prétexte que quand elles ont plus de 5 ans, elles sont bonnes pour l’environnement. Et quand le couperet s’abat, l’administration n’a pas d’état d’âme : dans les Hauts-de-France, certains devront remettre des surfaces en herbe car les prairies ont trop baissé… Qui ? Quand ? Comment ? Pour l’instant, le flou persiste.

 

Foncier agricole en quête de rentabilité…

Avec un retour sur investissement très long, le foncier agricole n’est pas un investissement jugé rentable pour les financiers, qui préfèrent la spéculation foncière, la sécurisation des approvisionnements (le lait français est plus sûr que le lait chinois) ou parfois la défiscalisation de grandes sociétés.

Mais quand la terre est un outil de travail, le calcul n’est plus le même. Et là où le bât blesse, c’est lorsque le travail de la terre lui-même n’est plus rentable et qu’a contrario, le terrain à bâtir est de plus en plus cher. Combien d’exploitants vendent des terrains à bâtir simplement pour renflouer les comptes de l’exploitation et ainsi continuer leur activité ? Combien de retraités ne trouvent pas de repreneur simplement parce que vivre de leur travail ne leur est plus possible ? Et dans ce dernier cas, les terres deviennent des friches, et reviennent rapidement à la lande. La progression de la forêt française se fait aussi au détriment de terres agricoles car les échanges de destination entre forêt et surfaces agricoles sont en faveur de la forêt.

L’artificialisation consomme énormément de terres agricoles, bien trop en fait pour à terme nourrir les habitants de notre pays. Car toutes les surfaces artificielles (habitat, voirie, zones artisanales, zones industrielles, équipements sportifs et de loisirs) se font au détriment des surfaces agricoles, et ce malgré le nombre de maisons, bâtiments privés et publics qui sont à l’abandon. En 30 ans, les terres agricoles ont reculé de près de 7 % au profit des terres artificielles. Entre 2006 et 2014, ce sont 490 000 ha qui ont été artificialisés, soit 164 ha/jour. Deux outils permettent de suivre ces évolutions : l’enquête Teruti-Lucas, réalisée chaque année par le ministère de l’Agriculture et l’outil européen Corine Land Cover. Et si la vraie solution à l’artificialisation était de redonner de la rentabilité à l’agriculture ?

POUR UNE APPROCHE MODERNE DU FERMAGE

Dans 75 % des cas, la terre agricole n’est pas exploitée par son propriétaire et les bonnes relations entre fermiers et bailleurs sont donc primordiales. Les règles du fermage rendent les propriétaires réticents à les proposer à bail de crainte de ne pouvoir en disposer en cas de raison majeure (vente par exemple). Il est nécessaire de redonner confiance et par ricochet apporter de la stabilité aux fermiers. Il s’agit d’accorder plus de valeur à la volonté des parties et à leurs engagements respectifs, de simplifier le règlement des litiges et de porter un regard particulier pour ce qui concerne l’installation, ainsi que les zones périurbaines où la pression foncière est très forte. La Coordination Rurale a convaincu des députés de déposer son projet de loi pour les petites parcelles, pour promouvoir l’agriculture périurbaine qui disparaît malgré la proximité des consommateurs.

POINT DE VUE : 2 cas, 1 problème

L’accès au foncier est aujourd’hui devenu un frein majeur à l’installation des jeunes agriculteurs. Deux phénomènes expliquent cette difficulté : d’une part la diminution des terres disponibles et d’autre part la flambée du prix du foncier. Les jeunes ont parfois du mal à s’installer alors que paradoxalement, les agriculteurs souhaitant prendre leur retraite rencontrent des difficultés à trouver des repreneurs avec une capacité financière suffisante.

« J’ai repris l’exploitation familiale il y a quelques années déjà, mais je maintiens en parallèle une activité salariée à temps plein. Pour me consacrer totalement à l’agriculture, au-delà du contexte économique, il me manque aujourd’hui une bonne cinquantaine d’hectares pour que mon exploitation me permette de dégager un revenu décent.

Dans ma région la pression foncière est extrêmement importante et les prix des terres s’envolent. De plus, nous avons été concernés par deux projets à forte emprise foncière qui ont accentué ce phénomène: d’abord la construction de la piste aéroportuaire de l’usine Stelia, puis celle du Canal Seine Nord, en cours, soit plus de 3000 hectares répartis sur plusieurs départements.

C’est pourquoi, l’obtention de nouvelles terres à travailler est particulièrement difficile pour les petites exploitations. Les cessions à l’amiable sont réalisées en toute discrétion, et bénéficient le plus souvent aux exploitations les mieux établies. Quant aux rétrocessions, elles sont très concurrentielles : les agriculteurs ayant été expropriés sont prioritaires, et pour les nombreux jeunes en attente de terres, ce n’est pas évident. »

Jean-Charles Darras, jeune installé dans la Somme

 

« En 2013, j’ai arrêté ma production laitière pour me convertir à l’élevage et aujourd’hui, j’ai 300 vaches de race Limousine et Aubrac que je peine à vendre. En effet, même si j’aime passionnément mon métier, il est temps pour moi de prendre ma retraite mais en l’état actuel des choses, c’est impossible. La dernière vente, je l’ai réalisée avec le plus offrant, à 3€ le kilo pour de belles limousines de 12 ans. À ce prix, je perds non seulement de l’argent mais je dois aussi les conduire à l’abattoir !

Malgré tout, je relativise car aujourd’hui je n’ai plus de dettes, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de jeunes qui sont fortement endettés dans un contexte économique très difficile. Dernièrement, j’ai voulu vendre mon exploitation à un jeune couple, malheureusement, la banque n’a pas voulu les suivre, estimant que le secteur n’était pas porteur.

Du coup, contrairement à ma femme, je ne vais pas prendre ma retraite tout de suite. Je vais diminuer progressivement mon cheptel à une centaine de vaches dans l’espoir de trouver plus facilement un repreneur. »

Hervé Moulène, éleveur installé dans le Lot

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