"Travail du sol". C’est ainsi que le Petit Robert définit l’agriculture. La disponibilité de terres arables en quantité et qualité est un élément indispensable à l’activité agricole, donc pour nourrir les hommes. C’est pourquoi, en France comme dans le monde, l’utilisation à bon escient des terres agricoles est essentielle au bon fonctionnement des sociétés.

L’artificialisation des terres en France

Si la déforestation en Amazonie ou la désertification en Afrique provoque de larges réactions dans les médias, les terres agricoles en France nécessitent qu’on leur accorde attention et prise de conscience : elles ne sont pas rares… pour l’instant !

Quelques chiffres

Suite à la dernière étude Agreste (juillet 2010 « Utilisation du territoire entre 2006 et 2009), la communication s’est axée sur le fait que la France perdait l’équivalent d’un département en terre agricole et forestière, au profit des terres artificielles. Concrètement, les terres agricoles ont perdu 279 000 ha entre 2006 et 2009. Rapporté à une surface globale de 28,3 M ha, cela représente une perte de 0,3 % par an et les terres agricoles représentent toujours 54 % de la surface française. Mais le mouvement s’accélère (alors que la surface de forêt est stable) et est manifestement lié aux diverses crises agricoles : ainsi les surfaces en herbe reculent-elles de 0,8 % par an, signe tangible des difficultés grandissantes des éleveurs. La presse a ainsi beaucoup repris le chiffre d’un département français moyen qui s’artificialise tous les 7 ans, alors que c’était tous les 10 ans sur la période 1992-2003.

Les causes

La part de terres artificielles en France est ainsi passée en trois ans de 8,4 à 8,8 %, notamment au profit des sols revêtus et des espaces verts artificiels (voir encadré). La création de larges zones d’activité est notamment pointée du doigt dans certaines régions : créations d’emplois et recettes fiscales justifient le déclassement de zones agricoles pour permettre ces opérations. Autre élément, le logement : même si le phénomène a été ralenti ces dernières années par la crise financière, le rêve français du petit pavillon individuel touche particulièrement les communes rurales, le foncier urbain étant souvent peu disponible et/ou hors de prix. Ainsi, sur la période 1999-2005, l’augmentation de la population en zone rurale a été trois fois plus soutenue que dans les communes urbaines (source rapport du Sénat sur le nouvel espace rural français, juillet 2008). Cette augmentation s’alimente d’un afflux de néoruraux travaillant ailleurs, puisque l’emploi agricole continue de chuter (il a perdu 213 000 personnes entre 2000 et 2005, source INSEE). Ainsi, contrairement aux idées reçues le logement a été avec 410 000 ha la principale source d’artificialisation de terres entre 1992 et 2004, devant le réseau routier (148 000) et les équipements de sport et loisirs (74 000 ; source Agreste). La crise n’a été dans ce domaine qu’un bref passage à vide, puisque la fédération nationale des SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural) note une reprise dès la fin 2009. L’écart de prix entre la terre agricole et le terrain à bâtir est en effet considérable : 560 000 €/ha pour le terrain constructible (source ministère du Développement durable, prix moyen 2006-2009 ; 160 000 €/ha en Limousin ou 430 000 €/ha en région Centre par exemple) contre 5 090 €/ha pour les terres agricoles (source SAFER prix moyen 2009). Il est donc tentant pour un agriculteur de faire viabiliser des terres agricoles pour générer des revenus que l’activité agricole ou ses retraites dérisoires ne permet plus.

Quelques définitions

Dans les sols « artificialisés » sont comptabilisés les terrains bâtis (quel que soit le type de bâtiment), les sols revêtus ou stabilisés (route, parking, chemin forestier, etc.) ainsi que les installations de type décharge ou espaces verts artificialisés (terrains de sport, espaces verts urbains). On distingue ensuite les sols « cultivés » et « en herbe », exploités par l’agriculture, et les sols « naturels », qui regroupent par exemple forêts, landes, marais, etc.

Les conséquences

Communes et propriétaires terriens peuvent donc trouver de l’intérêt à transformer les terres agricoles en terres artificialisées, pourquoi s’en plaindre alors ? Parce que disparition des terres agricoles et disparition des agriculteurs vont de pair et ne sont pas sans conséquence, loin s’en faut, sur le fonctionnement de la société. En termes de sécurité alimentaire pour commencer, notre société d’abondance a tendance à l’oublier mais la concurrence accrue des pays émergents ou le coût croissant des transports (compte tenu de la raréfaction progressive des énergies fossiles qui les motorisent) poseront à terme des problèmes d’approvisionnement en produits agricoles et la plus élémentaire prudence commande de relocaliser au plus vite une production aussi essentielle à la vie. En termes d’environnement, si les agriculteurs sont souvent taxés de pollueurs, ils ont pourtant un rôle essentiel dans l’entretien des paysages et ainsi la prévention de phénomènes catastrophiques comme les inondations (les terres artificialisées sont bien loin d’offrir le même pouvoir drainant que les terres agricoles) ou les incendies (certaines communes payent des bergers pour remettre des moutons dans les sous-bois). Les terres agricoles sont également largement sollicitées pour les épandages de boues de stations d’épuration, dont les coûts de gestion pourraient, si l’épandage était limité, s’avérer importants pour la société. Enfin cet entretien du paysage a également une fonction touristique, par exemple en zone de montagne où les pistes de ski hivernales ou certains chemins de randonnées seraient impraticables si ces parcours n’étaient pas entretenus l’été par les éleveurs.

Les solutions pour le maintien des terres agricoles

Le gouvernement semble décidé à faire cesser ce gaspillage de terres agricoles : il affiche l’objectif de réduire cette disparition de moitié d’ici 2020. Pour cela, il s’en remet encore et toujours à son outil « miracle », la Loi de Modernisation Agricole (LMA) votée début juillet. Celle-ci prévoit en effet une taxe sur la cession à titre onéreux de terrains nus rendus constructibles, dont le produit ira compenser la baisse de la participation de l’Etat au soutien à l’installation. Avec un taux de 5 ou 10 % (selon le niveau de la plus-value), on peut cependant douter de l’impact. C’est bien donc une nouvelle taxation qui ne changera rien au gaspillage du foncier agricole. Un contrôle plus strict des Plans Locaux d’Urbanisme (on a vu les conséquences dramatiques de certaines dérives lors des inondations en Charente Maritime) serait sans doute préférable. La CR s’est d’ailleurs opposée à cette mesure. En revanche, elle se félicite de la création d’un observatoire dédié au foncier agricole, si tant est qu’il contribue à résoudre le problème avec bon sens. Mais pour la CR, la façon la plus simple de lutter contre le « gaspillage du foncier agricole » est de rendre l’activité agricole plus rentable et ainsi rendre le foncier agricole plus cher et donc moins « gaspillable », plutôt que d’instaurer des zonages contraignants et susceptibles d’alourdir les charges fiscales pesant sur les propriétaires. Il serait bon, dans un premier temps, de reprendre les dispositifs existants (SCOT, PLU, ZAP, etc.) et améliorer leur applicabilité et leur efficacité plutôt que d’en créer de nouveaux. La CR recommande également de ne pas introduire d’obligation de pérennité quant au statut de telle ou telle zone, qui serait contraignante pour le propriétaire. Enfin le simple bon sens voudrait qu’on modifie les règles et les coefficients d’occupation des sols dans le code de l’urbanisme pour imposer par exemple des parkings verticaux, voire souterrains.

La prise de conscience du gouvernement se porte également au niveau international, comme en témoigne la parution en juin 2010 d’un rapport sur « Les cessions d’actifs agricoles à des investisseurs étrangers dans les pays en développement ». Le constat est proche de celui qui, à la CR, a suscité le concept de l’Exception agriculturelle. Mais du constat aux actes, il y a long…

Un problème mondial

La faiblesse des stocks mondiaux de céréales reste alarmante et la sécheresse qui touche le grand pays producteur qu’est la Russie va aggraver cette situation : les stocks sont au plus bas et le monde reste depuis plusieurs années sous le seuil de sécurité alimentaire (voir graphique). La pression démographique (on attend 9 milliards d’habitants sur Terre en 2050) et des disponibilités financières issues d’économies fortement exportatrices ont stratégiquement conduit un certain nombre de pays, dont la Chine, à externaliser une partie de leur production alimentaire en achetant ou louant des terres agricoles dans des pays en voie de développement (PVD). Au-delà des surfaces concernées (pour l’instant « seulement » 1 % de la surface agricole mondiale), c’est l’accélération du phénomène qui inquiète : la CNUCED note que ce type d’investissements a quintuplé depuis les années 90. En 2009, ces mouvements auraient porté sur 15 à 20 M ha (source IFPRI), mais il est difficile de les comptabiliser précisément tant les types d’opérations sont variées. Ainsi, au-delà des ventes, on note également (notamment en Afrique) de nombreuses opérations de location ; or comme le souligne un rapport Agreste d’avril 2010 (« Appropriation foncière dans les pays du Sud : bilan et perspective »), ces contrats sont souvent signés sur des bases déséquilibrées, avec des contreparties difficilement mesurables pour le pays hôte, sans compter le fait que les terres concernées ne sont plus consacrées à l’approvisionnement local.

Sécurité alimentaire et culture d’exportation

Ce mouvement n’est que le prolongement de la logique prônée par l’OMC qui a conduit beaucoup de pays à tout miser sur des cultures d’exportation, aux dépens de leur autonomie alimentaire. Avec les fluctuations hasardeuses du marché et les logiques de filières qui se sont mises en place en parallèle, de nombreux agriculteurs des PVD se sont trouvés pris au piège, ne dégageant plus assez de revenus pour acheter leur nourriture. Or les investissements effectués par des pays comme la Chine ou les pays du Golfe persique dans l’agriculture, notamment africaine, n’ont bien sûr pas vocation à produire de quoi nourrir la population locale, mais à se fournir en matières premières (agricoles ou non d’ailleurs : le phénomène touche également le secteur minier par exemple) qui leur sont nécessaires. Le problème est donc du même ordre et l’autosuffisance alimentaire ne sort pas grandie de ces « nouvelles » terres arables.

L’impact sur les prix agricoles

Ces investissements s’accompagnent d’une logique agro-industrielle et de mouvements internationaux de matières premières qui tirent globalement les prix vers le bas, puisque des pays traditionnellement importateurs des produits en provenance d’Europe ou des d’Amérique mettent à profit le potentiel de terres arables disponibles dans ces PVD pour substituer à leurs exportateurs « traditionnels » le produit de leurs propres exploitations. Si le phénomène est pour l’instant marginal et ne constitue donc qu’un complément d’approvisionnement, les conséquences à long terme risquent d’être importantes et d’alimenter une baisse des cours.

Et l’environnement ?

Sols usés par des cultures mal menées et qui se désertifient, forêts brûlées pour laisser place à des terres cultivées : les conséquences de ces phénomènes sont déjà nombreuses en termes d’environnement. L’ONU estime que 12 millions d’hectares de terres arables disparaissent chaque année pour céder la place au désert. De plus, ces investissements dans les terres arables, issus pour le pays investisseur d’une logique de sécurité alimentaire mais aussi financière, vont s’accompagner d’une recherche de productivité maximale, quitte à épuiser ou polluer les terres… avant d’aller en chercher d’autres ailleurs. Le bon sens paysan cher à la CR a peu de chance de trouver sa place dans ce type de systèmes.

Une solution globale : remettre l’agriculture au centre des préoccupations politiques

L’écho fait dans les médias à cette problématique du land grabbing (accaparement des terres) se retrouve dans les discours de nombreux responsables politiques. Malheureusement, dans les discours seulement. La CR s’élève depuis des années contre le fait que l’agriculture soit traitée comme une activité comme les autres au sein de l’OMC : nourrir les hommes est trop essentiel pour réduire l’agriculture à une monnaie d’échanges dans des négociations internationales à la transparence fumeuse. C’est tout le propos de l’Exception agriculturelle.

Des prix rémunérateurs

Les pays, dans le monde en général et en Europe en particulier, doivent pouvoir réguler équitablement les importations de produits alimentaires de façon à soutenir leur marché intérieur et ainsi assurer aux agriculteurs des prix rémunérateurs en échange de la fourniture, en quantité et en qualité suffisantes, de la nourriture nécessaire à leurs habitants. C’est le sens de la préférence communautaire que l’Europe a abandonné à ses partenaires commerciaux de l’OMC pour pouvoir continuer à subventionner quelques ventes d’Airbus et c’est l’esprit des pères fondateurs lorsqu’ils ont conçu la première Politique Agricole Commune. On l’a vu plus haut, les paysans sont essentiels à l’espace rural ; c’est vrai dans les pays développés comme dans les PVD et les centaines de millions de personnes qui s’entassent dans les villes de ces pays parce que la misère les a chassées des campagnes prouvent à quel point cette notion est centrale et réclame un traitement spécifique au sein des instances internationales. La question de la sécurité alimentaire ne sera pas réglée au sein de l’OMC, qui a hélas prouvé sa propension à sacrifier l’intérêt des populations sur l’autel d’un libéralisme qui confine au dogmatisme.

Des opérations contrôlées dans le monde

L’autonomie alimentaire d’un maximum de pays dans le monde est un élément prépondérant de sécurité (alimentaire mais aussi civile) et nécessite d’importants investissements : de nombreux pays ont un fort potentiel agricole, sous-exploité faute de moyens (matériel, intrants, etc.). Les investissements étrangers pour accroître leur production ne sont donc pas en soi condamnables, c’est l’esprit de la démarche qui doit être encadré, comme le souligne par exemple une note de veille du Centre d’analyse stratégique de juin 2010. Les auteurs soulignent, à juste titre, la nécessité d’encourager les investissements responsables, d’aider les pays à développer leur secteur agricole, y compris en forçant l’OMC à accepter la mise en place de marchés régionaux protégés par des barrières douanières. Et d’appeler la France à œuvrer au niveau des instances internationales pour faire appliquer ces principes. On ne peut que saluer le discours et les bonnes intentions, et noter qu’il est dommage de les avoir abandonnés au niveau de l’Europe… d’autant qu’il y a une certaine forme de schizophrénie à défendre cette position dans les discours tout en justifiant les prix bas des produits agricoles français par notre soi-disant vocation exportatrice ! A quand le retour à la cohérence et au bon sens dans les politiques publiques agricoles ?

GOANA : un exemple à suivre

Face au problème de l’autonomie alimentaire, le Sénégal a mis en œuvre de grands moyens en lançant en 2008 la Grande Offensive Agricole pour la Nourriture et l’Abondance. Pour augmenter fortement sa production agricole, le pays mise sur trois leviers : mise en synergie et amplification des programmes spéciaux et sectoriels (maïs, riz, manioc, mil, sorgho, etc...), appui à l’équipement et l’approvisionnement en intrants, aménagement des DAP (domaines agricoles partagés) pour la mise à disposition d’un foncier agricole suffisant et accessible. Dès 2009 (avec l’aide certes de conditions météo favorables), la production avait augmenté de 21,5 %. Le gouvernement n’hésite pas à utiliser également l’arme douanière, par exemple en bloquant mi-2009 les importations d’oignons pour soutenir les producteurs locaux.

Autre exemple, le Malawi. Poussé par la Banque mondiale, le pays avait abandonné en 1998 tout soutien « pour laisser faire le marché ». Résultat, une crise alimentaire si grave que ce programme a été abandonné en 2005 pour une politique de subventions des intrants, qui a permis à ce pays qui compte pourtant parmi les plus pauvres du monde de traverser la crise de 2007-2008. Un succès (et un échec) à méditer…

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