Lettre ouverte au président de la République Monsieur le Président,

Certains l’ont peut-être oublié mais les paysans avaient payé un lourd tribut lors de la guerre 14-18 pour défendre notre patrie, à l’époque essentiellement paysanne. Le plus petit de nos villages a malheureusement un monument aux morts où l’on peut constater que certaines familles ont perdu plusieurs de leurs enfants, parfois deux ou trois. Les femmes, les vieillards et les enfants avec un grand courage ont fait tourner les fermes du mieux qu’ils pouvaient. (Les chevaux avaient été réquisitionnés eux aussi !)

Nos ancêtres ont donné leur vie pour que nous soyons libres et heureux mais aujourd’hui, posons-nous la question : sommes-nous libres et heureux ? Qu’a-t-on fait de leur sacrifice ? Les autres guerres que la France a menées ont elles aussi décimé les familles paysannes : aujourd’hui, nous les Paysans, nous ne restons que quelques-uns par commune, nous y vivons notre dernière guerre, plus insidieuse que les autres car c’est une guerre économique. Cette fois-ci, cette guerre, c’est à nous qu’elle s’en prend en priorité.

Cent ans après le sacrifice de nos Poilus pour notre liberté, sommes-nous libres ? Je vous laisse le soin d’en juger !

Les satellites de surveillance français ont trouvé un job porteur en surveillant les fermes françaises au mètre carré près (Si vous avez perdu une clé à mollette dans un champ, ils pourraient vous la retrouver !). Sur nos terres, nous avons droit à l’armée des « chaussures pointues » qui vient vérifier si les locaux « phyto » ont bien des étagères en fer et non en bois. Une autre équipe vient vérifier si nos vaches ont bien une boucle à chaque oreille et prélever des échantillons de poils et d’urine tout en recherchant la présence éventuelle de produits illicites. Personnellement, je pense qu’on peut en trouver plus dans certaines manifestations sportives de renom que dans toutes les fermes de France réunies. Certains cahiers des charges vous obligent à compter tous les arbres des haies dans votre exploitation : le jour où vous voulez en abattre un, vous devez faire un courrier à la DDT pour demander l’autorisation. (A l’époque des Seigneurs, les gueux avaient le droit de ramasser le bois mort sans avoir à en faire la demande.) Quant aux agriculteurs irrigants, ils se font contrôler par la police de l’eau qui missionne trois agents pour effectuer un simple relevé de compteur : deux armés d’un pistolet et le troisième d’un stylo ! Mais dans quel monde vivons-nous ?

Dois-je vous rappeler quelques définitions du mot « liberté » ? 1) État d’une personne qui n’est pas soumise à la servitude. 2) Possibilité d’agir, de penser, de s’exprimer selon ses propres choix ; autonomie. 3) État d’une personne qui n’est liée par aucun engagement professionnel. 4) Attitude de quelqu’un qui n’est pas dominé par la peur. 5) Faculté de l’homme de se gouverner selon sa raison, pouvoir agir à sa guise. 6) Possibilité d’agir sans contrainte. Je pense qu’aujourd’hui le mot « liberté » ne convient plus au mode de vie imposé aux Paysans. Même l’expression « liberté surveillée » est inappropriée. Chaque jour qui passe nous condamne à un asservissement humiliant qui nous crucifie.

Après nous avoir enlevé notre dignité d’homme en nous obligeant à vendre nos produits à des prix inférieurs à nos coûts de production, le système vient directement détruire notre bien le plus précieux : nos familles. L’État nous met en situation de cessation de paiement et nous pousse à la faillite en n’honorant pas le règlement financier des contrats signés avec lui ! Depuis des décennies maintenant, un syndicat a pris en main l’agriculture française avec la fameuse cogestion qui lui a permis de « produire » plusieurs ministres et députés. Cette dite cogestion a imposé beaucoup de contraintes et d’investissements aux agriculteurs en leur expliquant qu’ils avaient en retour la sécurité d’un goutte-à-goutte financier. Mais aujourd’hui, l’État n’honore pas ses versements à la date prévue (l’ASP de Limoges nous évoque un soi-disant bug informatique !). Mais ça n’est pas grave ! Vous allez à la DDT qui vous fournit une « reconnaissance de dette ». Muni de ce document miraculeux, vous allez à la banque qui « étudie votre cas » et vous accorde un prêt hypothécaire ! Imaginez que ce même État ne paye pas ses fonctionnaires pendant un an et demi et qu’il leur distribue des reconnaissances de dette pour qu’ils aillent à la banque « acheter » leur salaire, le tout avec intérêts bien sûr… Voilà la situation surréaliste que connaissent les agriculteurs !

Si rien n’est fait en urgence, le monde agricole français va disparaître et l’effet domino qu’il déclenchera dans sa chute sera catastrophique et irréversible. Le citoyen lambda pense que son seul problème est son pouvoir d’achat. Pour lui, les magasins seront toujours bien approvisionnés. Il se peut effectivement que dans l’avenir les étals restent bien achalandés mais avec des produits de quelle provenance, avec quelle sécurité alimentaire ?

Il serait judicieux de prendre en compte l’analyse très lucide de Christian Harbulot, directeur de l’École de Guerre économique de Paris, dans le magazine Terre-Net. Je vous conseille également de lire dans l’urgence les déductions fondées de Michel Brault, directeur général de la MSA, au sujet des suicides dans le monde paysan : « Le suicide des agriculteurs multiplié par trois en 2016 ».

Monsieur le Président, il suffirait d’un peu d’oxygène pour que des cendres où elles sont enfouies aujourd’hui, les braises de l’âme paysanne reprennent vie et jaillissent à nouveau. Laissez-nous la possibilité de sauvegarder l’autonomie alimentaire de notre pays, je vous le demande instamment.

L’année 2016 a comptabilisé 732 suicides chez les agriculteurs et les agricultrices français. Mesurez-vous l’ampleur du drame humain ? De tous temps, les agriculteurs ont vécu des moments très difficiles avec les aléas climatiques mais aujourd’hui ils doivent faire face à un tsunami. Ce tsunami est dû à des décisions politiques ou à des absences de décisions qui font que nous nous retrouvons en pleine tempête dans un bateau sans gouvernail. J’ai bien peur que cette fois, peu en réchappent. J’ai essayé de vous mettre sur le papier ce qu’un agriculteur de 60 ans comme moi ressent. Nous avons une relation viscérale à la Terre, un attachement profond, alors certains d’entre nous préfèrent se donner la mort plutôt que de vivre sans elle. Après avoir fourni tant d’heures de travail, connu tant de tracas, d’incertitudes, de souffrances morales et physiques, méritons-nous d’être traités avec un tel mépris par la classe politique ? J’ai le sentiment que tous les hommes politiques, dans un silence glacial, font preuve d’autisme devant une telle tragédie, un génocide paysan !

Monsieur le Président, je m’adresse à vous car vous êtes le président de tous les Français et le garant de la cohésion de la nation. C’est un cri de détresse que je pousse au nom de tous mes collègues paysans qui souffrent en silence, avec le sentiment d’être abandonnés à leur sort par les responsables du pays. L’été dernier, ils se sont révoltés dans tout l’Hexagone, souvent avec le soutien de la population mais aujourd’hui, ne voyant venir aucun changement, le désespoir les gagne et certains d’entre eux, malheureusement de plus en plus nombreux, ne voyant aucune issue, commettent l’irréparable et mettent fin à leurs jours (732 suicides en 2016 !). Que faut-il dire, que faut-il faire pour qu’on nous entende enfin ?

Pensez, Monsieur le Président, à toutes ces familles paysannes qui ont perdu un des leurs et n’oubliez pas que l’indépendance alimentaire d’un pays est primordiale. Pour moi, c’est l’un des devoirs prioritaires d’un chef d’État. Nous les Paysans, nous y travaillons tous les jours, parfois 15 heures par jour et ce, toute l’année et toute notre vie.

A vous de nous donner les moyens avec les responsables politiques qui vous entourent d’exercer notre métier dignement avec un revenu décent. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma haute considération.

A Charroux, le 16 février 2017 Dominique PIPET, éleveur de bovins à Charroux (Vienne) « Un paysan parmi les autres »

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