À l’origine, une histoire de marché (ou comment détruire l’agriculture mondiale)
Jusqu’aux années 1980, les agriculteurs européens étaient préservés de la mondialisation par le régime de la politique agricole commune qui avait été instauré dans l’après guerre pour viser la souveraineté et l’autonomie alimentaire de l’Europe.
Dans la même période, les politiques agricoles des pays en voie de développement surendettés ont été démantelées une à une par le Fond Monétaire International et la Banque mondiale, dans le souci de générer des économies aux finances publiques de ces pays et de leur donner accès à une nourriture plus « compétitive ». En réalité cela a déclenché une dérégulation des marchés et une volatilité des prix agricoles, augmentant la vulnérabilité de ces peuples aux crises alimentaires et détruisant de fait toute possibilité de développement agricole et de développement tout court. Cette situation a fini par envoyer des milliers de paysans du monde entier ruinés et désœuvrés dans des banlieues les condamnant à une existence misérable ou à l’émigration.
Les dirigeants européens se sont soumis aux contraintes de l’OMC en réformant la PAC en 1992, argumentant que le passage d’une agriculture protégée à une agriculture ouverte à la mondialisation apporterait bonheur et prospérité à des agriculteurs enfin à l’écoute des signaux du marché. C’est hélas tout le contraire qui s’est produit.
Un concept comme frein… et solution !
En 1993, Jacques Laigneau, président de la Coordination Rurale encore naissante, lance le concept d’exception agriculturelle avec l’Appel de Paris, exhortant à œuvrer pour la création d’une organisation internationale du commerce équitable conforme aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. En effet, il prévoyait que le libre-échange promu alors par le GATT (OMC) entraînerait la disparition de la paysannerie et de la petite entreprise pour laisser la place à la concentration de productions industrielles en certaines zones, en condamnant d’autres à la faim et à la désertification.
Aujourd’hui, le libre-échange impose une compétition féroce entre les agriculteurs du monde entier. Petits producteurs d’Afrique ou d’Asie, agriculture familiale européenne et agro-industries américaine, néo-zélandaise et brésilienne s’affrontent dans la même arène mais pas avec les mêmes armes, ni avec les mêmes règles.
Dans cette compétition où règne la loi du plus fort, l’agriculture familiale ne peut plus faire face à l’agro-industrie ni résister à une concurrence acharnée et déloyale qui pousse la production à un nivellement vers le bas du seuil de rentabilité et de la qualité. Conséquence : les agriculteurs disparaissent les uns après les autres.
La justification de l’exception agriculturelle est analogue à celle de l’exception culturelle. En effet, l’Appel de Paris est lancé par la Coordination Rurale en parallèle du déroulement des manifestations réclamant le maintien d’une exception culturelle face au risque d’une « Waltdisneysation » de la culture.
Au titre de cette exception culturelle l’un des outils majeurs utilisés par la France pour protéger ses arts de l’« industrie américanisée » est la mise en place de quotas. Ils imposent à nos radios de diffuser 40 % de titres francophones et à nos chaînes de télévision de consacrer 60 % de leur contenu à des œuvres européennes.
À l’image de la culture qui nourrit les esprits, l’agriculture n’est pas une activité économique comme les autres : elle doit assurer la couverture d’un besoin vital de l’homme, celui de se nourrir ; elle subit les aléas du climat et des caractéristiques de marché qui lui sont propres (grande élasticité de l’offre et rigidité de la demande) et qui rendent indispensables une régulation des prix, accompagnés d’une gestion des volumes produits, afin d’éviter la pénurie ou la surproduction. L’agriculture a un rôle multifonctionnel indéniable. Au-delà de sa vocation nourricière, elle dessine les paysages, conditionne l’environnement, occupe les territoires et crée des emplois par l’existence des paysans, régule le migrations et assure l’équilibre social planétaire.
Tous ces aspects font qu’il n’existe pas une agriculture mondiale mais une multitude d’agricultures spécifiques qui ne peuvent donc pas se soumettre à des prix uniformisés et alignés sur celle qui serait la plus compétitive. Le simple bon sens permet de comprendre qu’au contraire de certains autres produits, aucun pays n’est en capacité de nourrir tous les autres quand bien même il serait le plus compétitif pour une culture donnée. Une rupture d’approvisionnement des marchés durant un mois ne serait d’ailleurs pas dramatique pour des jeans ou des voitures, quand elle le serait pour les produits agricoles !
La Coordination Rurale revendique l’instauration de ce principe d’exception agriculturelle qui permettrait à chaque pays de déconnecter ses prix agricoles des cours mondiaux. Nous éviterions ainsi que nos agriculteurs disparaissent en vendant à perte et nous pourrions sécuriser les prix à la consommation.
C’est pourquoi l’UE a commis une erreur dramatique en modifiant sa politique agricole commune en 1992 pour la rendre compatible avec les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), La Coordination Rurale, en argumentant avec l’exception agriculturelle, s’est opposée à cette soumission. Elle n’a hélas pas été suivie ni par les autres syndicats agricoles français ni par le syndicat européen COPA-COGECA. En tant que principe fondateur et fondamental pour la survie de l’agriculture familiale, la Coordination Rurale n’a jamais cessé de revendiquer cette exception agriculturelle à l’OMC (pétition, manifeste) en demandant que toutes les agricultures du monde soient placées sous l’égide de l’ONU, qui doit devenir le gendarme alimentaire du monde. C’est alors que notre agriculture pourra à nouveau bénéficier, dans le cadre de l’Union Européenne, d’une politique agricole permettant de satisfaire les objectifs qui lui avaient été assignés par les fondateurs de l’Europe au bénéfice des consommateurs, des agriculteurs et de l’environnement.
… qui gagne du terrain
Depuis 2016, la Coordination rurale s’est vue rejointe par plusieurs mouvements revendiquant l’exception agriculturelle, rebaptisée par certains « exception agricole » et bien que boudée par les politiques, l’idée chemine à travers la société civile. Elle s’en félicite et œuvre pour lui donner une dimension plus internationale.
À télécharger :
– Appel de Paris du 7 décembre 1993
– Jacques Laigneau : l’Exception Agriculturelle
– Jacques Laigneau : Reconstruire une politique Agricole, 2003
– Coordination Rurale : pétition en faveur de l’exception agriculturelle, 2008
– Coordination Rurale : manifeste pour la régulation en agriculture, 2016
– Tract « Luttons ensemble pour l’Exception Agriculturelle », 2018
À lire sur le sujet :
– Colloque du Comité européen des régions
– Green Deal ou « pacte vert pour l’Europe »