Voilà un sujet de discussion fort intéressant et que je voulais vous faire partager. Au travers de ces deux termes produire et nourrir, c’est tout le sens du métier, ou plutôt la mission d’un paysan, qui est posée. Le propos se veut délibérément partisan parce que celui qui l’écrit est paysan, amoureux de cuisine, de saveurs, un brin épicurien ! Bref, un homme qui a besoin du fruit du travail du paysan pour se nourrir.

Le propos se veut aussi polémique, non pour servir de « piédestal à la célébrité » (Honoré de Balzac, Illusions Perdues), mais en vue de développer une réaction, un échange passionné, loin du consensus mou cher aux esprits tièdes de notre temps.

Enfin, il est important pour moi de souligner que, depuis mon installation en 2012, on ne m’a jamais présenté ce « métier » comme une activité servant à nourrir les hommes… D’où une désillusion totale sur laquelle je reviendrai.

D’emblée, le constat que l’on peut faire est que le paysan d’aujourd’hui vit dans la négation de la représentation de son métier à la fois comme acte productif et comme nourrisseur de la population. Cela entraîne une réaction de désespoir de l’ensemble de la profession, une absence de « raison d’être » face au mythe de la raison économique ou de la rationalité managériale.

De ce fait, selon la terminologie moderne, je ne suis pas éleveur (avec tout l’investissement affectif que cela comporte envers mes animaux), mais je suis producteur de lait, exploitant agricole… surtout pas « paysan » (trop péjoratif puisque venant du latin rusticus, celui qui vit à la campagne) ! Je n’oppose pas ces termes, je suis dans un constat verbal.

Ainsi, j’aime illustrer ce point par une anecdote personnelle. Il me plaît à rappeler, avec un sourire aujourd’hui, un coup de téléphone que j’avais passé à l’EDE (Établissement départemental d’élevage) où la personne au bout de fil me demandait mon numéro de producteur, avant même que je puisse me présenter en tant qu’homme… Un fait qui pourrait paraître anodin, mais qui en réalité est lourd de sens.

dsc_0463 Space 2016 - Louis Ganay en discussion avec d'autres agriculteurs sur le stand de la CR dont Bernard Lannes, président de la CRUN.

Dans l’agriculture moderne, on assiste à un phénomène de dépersonnalisation du métier, notamment par l’introduction d’un langage de type industriel : production, productivité, endettement, subventions, compétitivité, modernisation, exploitation, ratio, coût, réglementation, marchés, liquidation… Ce long cortège sémantique abonde dans notre langage courant ainsi que dans la littérature agricole ! Or, ces mots ont un sens, et un sens exclusivement économique !

Le beau terme de nourriture ne porte pas en lui cette sorte de violence matérialiste. Nourrir fait référence à la vie, à la gastronomie, à un terroir, à un besoin vital, mais aussi à l’amour, à l’esprit, à l’âme… On nourrit son corps, on nourrit son esprit, on nourrit son âme. Ces réalités sont éternelles.

Mais je le réaffirme : jamais on ne m'a dit que ma mission première de paysan était de nourrir les hommes. Pourtant, l’agriculture est l’activité primaire fonctionnant à partir de la nature et de ses forces gratuites. Sa vocation est bien de transformer ces énergies inépuisables en énergie utilisable par l’homme, notamment en aliments.

Alors comment en est-on arrivé à ce changement de paradigme ? Comment la démesure des mots, des concepts a-t-elle pu prendre le pas sur une réalité intangible, au goût d’éternité ?

L’histoire de cette agriculture moderne commencerait au lendemain de la 2nde Guerre mondiale. Il fallait nourrir la population qui avait souffert de la guerre. En 1946, fut mis en place un plan de modernisation et d’équipement afin que celle-ci produise plus et moins cher. La France devint dans les années 1950 une grande puissance agricole, mais elle vit disparaître sa société agraire, rurale. On a demandé aux agriculteurs de se spécialiser, entraînant par là une disparition des fermes autonomes au profit d’exploitations dépendantes de la chimie des sols, de l’agro-industrie, du marché mondial… Cette « modernisation » – si on peut trouver ça moderne – est à l’origine de l’effondrement de la population agricole, d’une augmentation du niveau de pauvreté et de la précarité des Hommes de la terre.

Ce phénomène d’industrialisation, vécu par d’autres secteurs économiques un siècle plus tôt, s’est également traduit, de manière sociologique, par un développement de l’individualisme : on a mis les agriculteurs en concurrence sur un même marché, inventé un concept de « fermes performantes et innovantes », accentué l’agrandissement des unités de productions, déterritorialisé l’agriculture…

Et cette réalité destructrice est plus que jamais à l’œuvre en ce moment. « L’agriculture d’entreprise » voulue et votée par la FNSEA réunie pour son congrès au Mans en 2005, continue de faire le tri parmi les agriculteurs qui acceptent ou abjurent le dogme binaire de la « compétitivité / modernisation ». Le « Travailler pour produire » a encore de beaux jours devant lui.

Pourtant, l’agriculture productiviste nourrit, m’objectera-t-on ?

Certes, l’agriculture productiviste, en tant qu’entreprise, produit un bien de consommation destiné à nourrir le plus grand nombre. Or, au sens économique du terme, un bien de consommation peut être produit partout dans le monde et pour tous ; c’est le cas pour les produits agricoles. Est-ce le but de l’agriculture d’un pays donné, de nourrir les habitants de l’autre bout de la planète ? Est-ce le but d’implanter dans le monde entier les mêmes semences, les mêmes variétés de plantes standardisées ? Sans rentrer dans les discussions autour des questions de la malnutrition dans le monde, on ne peut que constater un certain échec de cette agriculture qui prétend nourrir tout le monde sur terre. Donc l’agriculture productiviste produit mais n’arrive pas à nourrir tout le monde.

Ce modèle unique est bancal quant à sa finalité : il faut donc retrouver une agriculture qui nourrisse les hommes : une agriculture de proximité, à faible impact écologique, au lien fort avec son territoire et les hommes qui l’habitent.

Ce point de vue n’est pas un manifeste pour ou contre tel syndicat. Mais il me semblait important d’explorer succinctement cette question, sous différents angles. Je ne suis volontairement pas rentré dans l’étymologie des mots (bien que cette discipline me passionne !) : cela pourra faire l’objet d’un travail plus long…

Agriculture productiviste, agriculture nourricière : je sais simplement que ces contradictions laissent en moi une plaie profonde. À l’heure où ma ferme est liquidée judiciairement à cause du fait que je ne sois pas rentré dans cette logique productiviste, je quitte momentanément le métier l’âme en paix, la conscience tranquille…

On me demandait de produire, alors que je voulais nourrir. Tout simplement.

Louis Ganay, Éleveur dans le Morbihan (56)

Portrait agriculteur Louis Ganay

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