Les sources de financement de l’agriculture se diversifient et des nouveaux acteurs entrent dans la production agricole. Quand les agriculteurs n’arrivent pas à joindre les deux bouts, quand les jeunes ne peuvent plus avoir la capacité financière pour s’installer, quand les mises aux normes sont irréalisables … les portes de nos exploitations sont malheureusement grandes ouvertes à la finance qui se glisse insidieusement dans l’agriculture.

Dans un pays comme la France où le modèle familial a été la clé de l’histoire agricole de l’après Seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours, la financiarisation intervient dans la dissociation entre le foncier, le capital et le travail entraînant une conséquence majeure : la séparation entre propriété et gestion. Cela ouvre à des nouveaux modèles organisationnels de l’exploitation agricole (selon que le capital intervienne au niveau de la propriété ou de la gestion).

Plusieurs profils à la carte : > Les coopératives de portage de foncier Des sociétés agréées achètent à l'exploitant en difficulté son foncier pour lui générer un apport de trésorerie. L'exploitant devient locataire avec un droit de rachat au même prix les premières années; par ailleurs il peut choisir de payer un loyer majoré s'il souhaite pouvoir choisir son locataire le jour où il cessera son activité ou cédera sa ferme. Un exemple ? Terrafine, SCIC reconnue Entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS). Elle permet à des tiers non exploitants d’investir dans du foncier agricole à partir de 1000 €. Ces investisseurs bénéficient d’une réduction d’impôt sur le revenu de 25 % et de 50 % sur l’ISF. Ces avantages fiscaux sont complétés par 1 à 2 % de dividendes annuels correspondant aux revenus fonciers.

> Les firmes commerciales de production Des sociétés commerciales ou industrielles, propriétaires d’exploitations agricoles, délèguent le travail aux anciens exploitants qui gardent juridiquement le statut d’agriculteur pour conserver les primes Pac ou grâce à une main-d’œuvre salariée. Dans le premier cas, l’ancien agriculteur continue de mettre en valeur un patrimoine qu’il a perdu à cause du manque de rémunération de ses produits. Ses ex-terres lui sont alors mises à disposition sous des formes contractuelles échappant au statut de fermage.

> Les fonds d’investissements Le prétexte reste l’apport en trésorerie. Par ce biais, des investisseurs entrent au capital des sociétés agricoles. Les fonds d’investissements ne doivent pas être confondus avec le Crowfunding, qui consiste en un financement participatif soit sous forme de dons avec contrepartie, soit sous forme de prêt rémunéré. Les fonds d’investissements, agréés par l’Autorité des marchés financiers, lèvent des capitaux pour les investir dans l’intérêt d’investisseurs-épargnants. Exemple : Labeliance Invest (aucun compte publié !) : collecte des fonds, via des partenaires bancaires, auprès d’investisseurs soucieux de défiscaliser leur patrimoine. La FNSEA et les JA sont à l’origine de cet outil financier pour apporter une solution en fonds propres aux exploitants.

> La prise de participation Les grands groupes industriels et coopératifs sont intéressés pour investir dans l’amont dans une logique d’intégration verticale de la filière afin de sécuriser les approvisionnements en quantité et qualité (selon des cahiers des charges qu’ils auront eux-mêmes rédigés ou contribués à rédiger). Elles entrent alors au capital des exploitations : par annulation (ou équivalence) des créances ou de l’aide à l’investissement. Sous prétexte de venir en aide aux producteurs endettés, le géant de la nutrition animale Tromelin entre discrètement, mais majoritairement, au capital de leurs exploitations en échange de l’effacement de leurs créances. En apparence, les agriculteurs continuent d’y exercer comme s’ils étaient les maîtres à bord. Quelques exemples d’acquisitions : 97 % d’un élevage porcin, 92 % d’un autre et même jusqu’à 100 % dans une autre société qui bizarrement ne laisse aucune trace derrière elle. Les terres ont été acquises par des SCI appartenant aux associés de la societé Tromelin. Entre 2015 et 2016, son bilan augmentait de 23 % quand son CA diminuait de presque 4 % et ses créances de 6 %.

La disponibilité en capitaux permet aux exploitations « financiarisées » de s’équiper de la plus haute technologie, en ayant recours à l’agriculture de précision et aux logiciels de gestion.

La forte accumulation de capital sur la ferme-firme change aussi la donne sur pour les installations. Comment un jeune agriculteur qui débute dans le métier peut-il avoir le capital suffisant pour reprendre une telle structure ? Les installations de jeunes agriculteurs indépendants deviennent exception. La majorité d’entre eux rejoint aujourd’hui une firme comme associé ou bien comme salarié. C’est pour y remédier que le syndicat Jeunes Agriculteurs explique avoir créé le fonds de dotation « Terres innovantes ». Mais parmi les mécènes figurent Carrefour, Groupe Avril, Nestlé, Limagrain ou encore Groupama.. Solution différente… pour le même résultat !

Enfin, une financiarisation de l’agriculture n’est pas le modèle le plus résilient. Quand l’économie agricole se porte bien, cela ne pose pas de problème mais dans une conjoncture difficile, les investisseurs s’en vont. Or, qu’en est-il du rôle multifonctionnel de l’agriculture ? L’entretien des paysages, de l’environnement, du lien avec les territoires, de la préservation des emplois, de l’autonomie alimentaire ?

Le système est en train de transformer une activité ancestrale et fondamentale qui détient les clés des équilibres mondiaux, un savoir spécifique et unique… en titres financiers ! La Coordination Rurale dénonce avec inquiétude ces transformations qui minent en profondeur l’indépendance de l’agriculteur et de notre alimentation.

L’objectif premier de notre syndicat est de conserver des structures nombreuses libres et indépendantes et dégageant toutes un revenu suffisant pour vivre, investir et installer un successeur. La CR réfute que la financiarisation soit le fruit d’une évolution spontanée entraînée par la mondialisation. Elle est en réalité celui du renoncement des « élites » agricole et politique alors qu’un autre avenir est possible. Faute de régulation adéquate, c’est l’état de crise économique agricole chronique qui crée l’appel d’air pour les investisseurs de tout poil.

Ce sujet prouve encore une fois à quel point la CR est dans le vrai car les indispensables prérequis pour changer de cap sont : un marché régulé et des prix rémunérateurs. Sur cette base, les agriculteurs seront en mesure de préserver leur outil de production, la propriété de leurs terres, et de trouver un successeur à qui les transmettre.

Retrouvez notre dossier consacré à la financiarisation de l'agriculture dans notre magazine 100 % agriculteurs (n° de juillet 2018). Vous souhaitez vous y abonner ? Cliquez ici !

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