Va-t-on enfin sortir l’agriculture du marché mondial ?

À l’heure des risques de pénuries engendrés par la disparition de deux acteurs majeurs du club restreint des pays exportateurs que sont l’Ukraine et la Russie, la tentation est forte d’espérer que l’agriculture vive une révolution durable, avec une prise de conscience de son importance, tant sur les plans économiques que géopolitiques.

Au sein de France Grandes Cultures (FGC), nous nous rappelons de la crise du Covid-19, qui devait aussi marquer un avant et un après, y compris pour l’agriculture (avec les consommateurs qui en réalité ont très vite dû abandonner les circuits courts pour retourner dans leur grande surface, dès le retour du métro-boulot-dodo). Nous nous rappelons aussi de la précédente hausse des prix de 2008 qui devait durablement orienter les prix agricoles à la hausse, tandis que moins d’un an plus tard, les cours s’effondraient à nouveau.

Il faut croire que les marchés oublient vite, mais la position de FGC reste stable : il faut s’organiser pour que les productions agricoles sortent de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme c’était le cas jusqu’en 1992 - afin de permettre la souveraineté alimentaire. Mais entendons-nous bien sur ce terme, repris et galvaudé par d’autres, il s’agit de maîtriser ses choix en matière d’alimentation. Cela ne signifie pas forcément produire davantage, mais ne pas être dépendant des autres pour nos choix et nos orientations agricoles !

Prenons quelques exemples :

Les exportations françaises de blé hors Europe (50 % des exportations) dépendent principalement d’un unique pays, l’Algérie, qui impose en retour ses conditions (vente de gaz, menace d’acheter aux Russes, etc. Exporter dans cet État de dépendance nous fragilise et produit l’effet inverse de la souveraineté.

Un autre exemple notable est le déséquilibre entre les exportations de blé et les importations d’oléoprotéagineux, qui fait la fortune des 4 plus grandes firmes d’import-export mondiales (ADM, Bunge, Cargill et Dreyfus) mais déséquilibre les assolements français, accentuant la sensibilité aux résistances et la dépendance aux engrais. Notre balance commerciale agricole se retrouve ainsi déficitaire, dès lors que nous en excluons les vins et spiritueux. La France ne se nourrit plus elle-même !

Avec FGC, nous portons depuis de nombreuses années les mêmes convictions, pour protéger les agriculteurs et nos concitoyens de ces crises agricoles et alimentaires qui se répètent :

Nous avons besoin de stocks stratégiques pour devenir un interlocuteur solide et souverain. Les épisodes climatiques de 2016 ont montré que la France peut se trouver dans l’incapacité d’honorer ses engagements vis-à-vis de ses clients habituels, cela ne doit plus avoir lieu.

Nous avons besoin d’une organisation basée sur la régulation des volumes : produire davantage et déstocker lors d’évènements climatiques ou politiques tels que cette terrible guerre, mais aussi produire moins lorsque l’offre est trop abondante et que les prix chutent.

Les agriculteurs ont besoin de prix rémunérateurs. Or, la concurrence mondiale n’est pas compatible avec le respect d’une agriculture familiale, humaine, qualitative et respectueuse de l’environnement, telle que le consommateur européen le souhaite.

Le marché mondial des céréales : un jeu perdant-perdant ?

Le marché mondial des grains n’est qu’un marché d’excédents : il ne s’échange que ce dont les pays n’ont pas besoin pour couvrir leurs demandes intérieures. Ainsi, les pays exportateurs sont dépendants de « débouchés » afin de ne pas perdre leurs marchandises, tandis que les pays importateurs sont eux aussi dépendants de ces importations, car ils n’ont pas les moyens de produire suffisamment de calories pour nourrir leur population à des coûts si bas!

En exportant du grain à un prix basé sur les coûts de production occidentaux, sans cesse tirés vers le bas, la « vocation exportatrice » de la France n’a pas seulement appauvri les agriculteurs français. Elle a aussi rendu difficile et non-rentable l’investissement et la modernisation de l’agriculture locale, que ce soit au Maghreb ou en Afrique subsaharienne.

L’Ukraine, la Russie, les USA, l’Australie et sans doute quelques pays d’Amérique du Sud sont trop éloignés du modèle agricole familial européen et français pour que nous puissions accepter une libre concurrence avec ces derniers !

Dans l’autre sens, les pays du Sud sont sans doute dans l’incapacité d’abaisser leurs coûts de production au niveau des nôtres, faute d’investissements et de potentiel de rendement. À l’heure du sevrage brutal du blé de la mer Noire, ils pâtissent également de cette concurrence débridée qui les a rendus si dépendants. Les risques de famines ne peuvent pas être des « opportunités » pour l’agriculture française !

En 1987, le prix du blé était plus élevé (en € constants) que le prix que nous constatons en cette période de crise, et pourtant, ni les consommateurs, ni les éleveurs ne s’en plaignaient. Mais c’était avant 1992 et donc avant la mondialisation forcée par l’OMC.

Face à cette mondialisation, la France a su mettre en place des dispositifs pour protéger sa production culturelle. En effet, l’exception culturelle française a permis la mise en place de quotas de productions françaises et européennes diffusées à la télévision et à la radio. De la même façon, il est indispensable de protéger notre agriculture, comme la France a osé le faire pour sa culture en mettant en place une exception agri-culturelle.

À l’heure des changements climatiques, des aléas sanitaires et sociaux - dont nous ne prenons sans doute pas encore conscience de l’ampleur des conséquences possibles – et dans un contexte de volatilité des marchés et de l’immédiateté des besoins, nous avons besoin de sécurité, tant pour les agriculteurs que pour les consommateurs.

Nous avons besoin de prix régulant les volumes, organisés en fonction des besoins sur le long terme et sur lequel les marchés semblent structurellement défaillants. Nous avons aussi besoin de garantir aux agriculteurs des pays du Sud qu’ils pourront se développer sans subir, du jour au lendemain, des fluctuations de prix selon les excédents des récoltes d’autres pays.

Précisons qu’il ne s’agit pas de demander aujourd’hui de cesser de vendre le blé français aux pays du bassin méditerranéen et d’Afrique subsaharienne, mais bien d’inscrire notre démarche de commercialisation à l’international dans une stratégie de durabilité, tant pour les pays importateurs que pour les exportateurs, et cela ne peut se faire dans un contexte du « tout marché » et de la « libre concurrence ».

Les agriculteurs sont prêts à répondre aux défis politiques, économiques, environnementaux et sociaux mais ils ont besoin de visibilité : laissez-nous nous organiser en dehors de l’OMC et vivre dignement, sans aide directe, de notre travail.

Par Damien Brunelle, Président de FGC, Vice-Président de la Coordination Rurale

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