Pressé par un contentieux avec la Commission Européenne, le Ministère de l’Ecologie a annoncé durant l’été qu’il souhaitait augmenter le nombre de communes classées en zone vulnérable au titre de la Directive Nitrates. Cette annonce, faisant suite à une très longue liste de durcissements règlementaires, suscite l’incompréhension et la colère des agriculteurs !

Bruxelles reproche à la France de ne pas assez tenir compte de l’eutrophisation des eaux douces et marines dans la constitution de son zonage. Mais qu’est-ce que l’eutrophisation ? Les nitrates y contribuent-ils réellement ? La CR lève le voile sur ce sujet complexe.

Sommaire:

I.   L'extension des zones vulnérables et la prise en compte de l'eutrophisation

II.  Phosphate, facteur de maîtrise de l'eutrophisation en eau douce

III. Des incertitudes bientôt livrées sur l'eutrophisation en milieu marin

IV. Conclusion : la directive nitrates est inopérante

L'extension des zones vulnérables et la prise en compte de l’eutrophisation

a. Double contentieux sur l’application de la Directive Nitrates par la France

La France est visée par 2 procédures contentieuses introduites par la Commission Européenne à la Cour de Justice de l’Union, pour mauvaise application de la directive nitrates. Le premier contentieux porte sur le programme d’actions récemment révisé « à la hausse » en vue d'éviter des sanctions, mais jugé insuffisant par la Commission. La Cour a condamné la France pour manquement d’Etat le 4 septembre dernier.

Le second contentieux porte sur le zonage et l’insuffisance du nombre de communes classées en zone vulnérable. La Cour Européenne a condamné la France le 13 juin 2013.

Pour délimiter ses zones vulnérables, la France ne tiendrait pas assez compte de l’eutrophisation, compte tenu des concentrations en nitrate dans les eaux superficielles jugées trop élevées. L’eutrophisation, nous y reviendrons, est un enrichissement excessif du milieu aquatique en nutriments, avec une croissance des végétaux aquatiques entrainant à terme une asphyxie du milieu.

Afin d’éviter une nouvelle mise en demeure, la France propose à la Commission en juin dernier une nouvelle extension du zonage, à l’aide de 2 critères :

  • pour les eaux superficielles, un critère unique de concentration supérieur à 18 mg/l de nitrate en percentile 90 (valeur en deçà de laquelle se situent 90 % des résultats d’analyses réalisées au cours de la campagne de surveillance), au titre de l’eutrophisation des eaux douces et marines ;
  • pour les eaux souterraines, percentile 90 supérieur à 40 mg/l de nitrate.

 

ProjetRevision2014_Eutrophisation

ProjetRevision2014_Concentration40 En comparant ces 3 cartes du Ministère de l’Ecologie, on constate que l’écrasante majorité des 3 900 nouvelles communes classées le sont par l’application du critère « eutrophisation » de 18 mg/l de nitrate, le critère de 40 mg/l pour les eaux souterraines n’en faisant classer qu’une minorité. En tout, 63 000 exploitations sont concernées. Les plus touchés seront les éleveurs qui devront investir dans de coûteuses mises aux normes.

b. Un critère de 18 mg/l de NO3- destiné à satisfaire la Commission Européenne

Ce critère « eutrophisation » de 18 mg/l de nitrate a été choisi par le Ministère de l’Ecologie de manière arbitraire. Rien ne le justifie sur un plan scientifique. L’administration a cependant fini par avouer qu’elle a tiré ce critère de la convention maritime (OSPAR) pour la mer du Nord…

Pourtant, la bibliographie scientifique s'accorde à dire que l'azote n'est pas le levier d'action prioritaire pour combattre l'eutrophisation des eaux douces (lacs et rivières), le levier principal étant le phosphore (voir partie 2).

Conscientes de cette incohérence, les Autorités françaises ont décidé de justifier leur décision par une démarche de prévention : « celle-ci vise d'une part, à assurer la sécurité juridique du cadre réglementaire français sur le long terme, et donc des exploitations agricoles, en soldant le contentieux, et d'autre part, à assurer un haut niveau de performance en termes de gestion de l'azote en agriculture et de protection des milieux » (Agence de l’Eau Loire-Bretagne).

Une telle approche est intellectuellement malhonnête. D’une part, seul le désir d’échapper au contentieux européen motive l’application du critère de 18 mg/l. D’autre part, il est totalement fallacieux de prétexter que si le critère de 18 mg/l n’a pas de justification scientifique, il aura au moins le mérite de faire évoluer les pratiques des agriculteurs. Cette escroquerie intellectuelle, justification à posteriori d’un critère dépourvu de fondement, va malheureusement pousser de nombreux agriculteurs à cesser leur activité.

c. Le Gouvernement ouvre enfin le débat

Dans une interview au journal Le Montagne du 2 octobre, à l’occasion du Sommet de l’Elevage à Cournon, le Ministre Stéphane Le Foll a fait de stupéfiantes déclarations, qui rejoignent enfin les revendications que la CR porte depuis toujours :

"Il y a une vraie discussion avec la Commission. La question de l’eutrophisation et des 18 milligrammes, c’est un sujet qui mérite un débat scientifique. On le mènera."

"Avec Ségolène Royal, nous devons définir des critères scientifiques de ce qu’on appelle « l’eutrophisation continentale », car c’est ce phénomène dommageable pour l’environnement qui déclenche le classement en zone vulnérable. Nous allons donc commanditer une étude pour pouvoir opposer des arguments scientifiques à la Commission européenne."

La Coordination Rurale milite depuis plus de 15 ans pour qu’un tel débat scientifique sur l’eutrophisation, les nitrates et les phosphates ait lieu et compte bien y apporter sa contribution.

Prenant acte des déclarations de M. Le Foll, la CR a écrit aux deux ministres, le 22 octobre, pour leur proposer de faire appel à un panel de chercheurs étrangers (lire cette lettre). Mais c’est une occasion manquée du Ministre, qui a préféré confier une expertise à l’INRA, l’IRSTEA, le CNRS et l’Ifremer, les mêmes qui ont jusqu'ici instruit à charge le procès des nitrates.

Remonter

Phosphate, facteur de maîtrise de l’eutrophisation en eau douce

a. Cyanobactéries fixatrices d’azote atmosphérique

Guy Barroin, ancien chercheur de l’INRA à la station lacustre de Thonon-les-Bains et grand connaisseur du Lac Léman, a passé l’essentiel de sa carrière à étudier le phénomène d’eutrophisation.

Selon lui, l’azote et le phosphore ne sont pas des polluants mais des nutriments tous deux indispensables à la croissance des végétaux. L’azote sert à la synthèse des protéines et le phosphore est requis pour l’ADN, l’ARN et les transferts d’énergie.

En conditions naturelles, l’azote, du fait qu’il est relativement plus abondant que le phosphore pour satisfaire les besoins nutritionnels des végétaux aquatiques, ne peut pas limiter leur croissance. Le facteur limitant, c’est le phosphore.

Le déversement de phosphates dans un milieu aquatique déséquilibre le rapport N/P (Azote/Phosphore). S’il devient inférieur à 7, le phosphate perd son statut de facteur limitant au profit de l’azote.

La carence relative en azote, du fait du rapport N/P déséquilibré, stimule le développement de cyanobactéries fixatrices d’azote atmosphérique (algues bleues ou cyanophycées), en eau douce ou marine. Le déficit relatif d’azote dû aux activités humaines est ainsi comblé par de l’azote de l'air disponible en quantité illimitée (l’air est composé de 78% d’azote) pour satisfaire les besoins des algues.

Ces cyanobactéries ont la particularité d’être ubiquistes : on les retrouve partout, en eaux douces comme en eaux marines. Un excès local de phosphore leur donne l’avantage sur d’autres groupes d’algues.

 Schéma Guy Barroin

Les effets d’un excédent de phosphore (D'après Guy Barroin)

Sur le schéma ci-dessus, nous voyons les cyanobactéries, avantagées par leur capacité de fixeation de l’azote de l’air, se développer avec l’introduction de phosphore en excès dans le milieu aquatique. Cela entraîne un enrichissement excessif en nutriments, provoquant un fort développement de végétaux aquatiques (algues). Ces derniers par leur décomposition consomment tout l’oxygène du milieu aquatique. Une « anoxie » qui entraîne la mort des poissons.

Pour Guy Barroin, « lutter contre le nitrate pour résoudre le problème de l'eutrophisation est une solution à la fois pratiquement impossible car il faudrait rendre l'azote plus limitant que le phosphore au voisinage des concentrations naturelles, celles d'une eau de qualité, écologiquement dangereuse car elle stimule les proliférations cyanobactériennes, techniquement inefficace du fait de la réinjection automatique par les cyanobactéries de l'azote que l'on s'efforce d'éliminer et rationnellement douteuse : ne propose-t-on pas de traquer le nitrate pour lutter contre la pollution par les phosphates ? »

Plus étonnant encore, la présence de nitrate, composé d'azote et d'oxygène, peut contribuer à traiter deux conséquences néfastes de la pollution par les phosphates :

  • l'apport d'azote augmente le rapport N/P et empêche l'apparition des fixatrices d'azote ;
  • l'apport d'oxygène  entretient l'oxydation des composés du fer à l'interface eau/sédiment et empêche le relargage du phosphore associé.

Au final, le nitrate apporté contribue bel et bien à diminuer l'eutrophisation !

b. Expériences grandeur nature sur des lacs

Un autre grand chercheur a mis en évidence cette chaîne de causalité : le canadien David Schindler, professeur émérite à l’Université de l’Alberta.

Ses travaux s’appuient sur des expériences grandeur nature menées sur des lacs canadiens, certaines sur une durée de près de 40 ans !

Son article publié en 1974 dans la revue Science relate cette expérience : partageant un lac en deux parties, il les a fertilisées avec du nitrate et du carbone (sucrose). Seul l’une des deux a été fertilisée en phosphate.

Le résultat est sans appel : le bassin enrichi en phosphate est rapidement eutrophisé, tandis que le bassin recevant seulement du nitrate et du sucre demeure à l’état originel précédant l’expérience. David Schindler a en avait conclu que pour une action rapide contre l’eutrophisation, il fallait cibler et diminuer les rejets de phosphore en milieu aquatique.

 Schindler - lac226

Lac expérimental 226, étudié par David Schindler On distingue clairement sur la photographie que le bassin fertilisé sans phosphore n'est pas eutrophisé.

Dans un autre article publié en 2008, l’auteur va plus loin en présentant les résultats d’une expérience ayant duré 37 ans ! Chaque année, un lac a été enrichi en phosphore et en azote. Mais les apports d’azote ont décru au fil des années, afin de tester l’hypothèse que le contrôle de l’azote permet un contrôle de l’eutrophisation.

Durant les 16 dernières années, ce lac a été fertilisé uniquement en phosphore. Le résultat est impressionnant : l’enrichissement en phosphate et la réduction des apports de nitrate a graduellement favorisé la fixation d’azote de l’air par les cyanobactéries. Cette fixation d’azote atmosphérique fut suffisante pour maintenir le lac dans son état d’eutrophisation alors même que l’enrichissement en nitrate avait été stoppé depuis 16 ans ! L’auteur a conclu qu’une réduction de l’eutrophisation ne peut être obtenue que par diminution de l’apport de phosphore.

En 2012, David Schindler fait le point sur la polémique scientifique opposant les chercheurs ciblant le phosphate et ceux ciblant le nitrate. Il rappelle que seules les expériences grandeur nature et sur le long terme peuvent fournir des bases fiables aux politiques de réduction de l’eutrophisation. Et dans ce cadre, la seule méthode ayant prouvé son efficacité est celle visant à réduire l’apport de phosphore au milieu aquatique. Aucun exemple d’expérience écosystémique ne prouve que les apports de nitrate doivent être contrôlés, à la place ou en addition des apports de phosphate.

Pour Schindler, les décennies d’expérience grandeur nature sur des lacs, en conditions réelles, confirment de manière définitive que le facteur de maîtrise de l’eutrophisation est le phosphate et non pas le nitrate. Pourtant, c'est sur cette fausse idée que sont basées toutes les mesures de lutte actuelles contre l'eutrophisation ! Avant que de coûteuses politiques anti-nitrates ne soient mises en place, il conviendrait de démontrer scientifiquement leurs effets

Des incertitudes bientôt levées sur l’eutrophisation en milieu marin

a. La démonstration rigoureuse du rôle du nitrate n’a jamais été faite.

Certains scientifiques (en France, l’IFREMER) opposent les processus d’eutrophisation selon le milieu aquatique, eau douce (lacs, rivières) ou eau marine (littoral). Pour eux, l’eutrophisation en eau douce serait due au phosphate et celle du milieu marin serait due au nitrate.

Dans son article publié dans la revue américaine de limnologie et d’océanographie (Limitation des nutriments du phytoplancton en eau douce et marine : examen de données récentes sur les effets de l'enrichissement), Robert Hecky (Université du Minnesota) conteste une telle posture.

Il explique que certes, la limitation de l’apport de phosphore entraîne bien une réduction de l’eutrophisation en eau douce (la relation est largement prouvée), mais que la démonstration aussi rigoureuse du rôle du nitrate dans l’eutrophisation des milieux marins n’a jamais été faite. La question reste selon lui, encore aujourd’hui, largement ouverte.

Passant en revue des expériences menées sur des milieux marins, il souligne leurs insuffisances et l’incertitude de leurs résultats. Des milieux d’eau douce bien clos, tels que les lacs, sans inversion des entrées et des sorties, sont bien plus faciles à étudier que des milieux côtiers. La difficulté tient notamment à la maîtrise du temps de séjour de l’eau. A partir des années 1960, des expériences dans des sphères en plastique contenant de grands volumes d’eau de mer ont été menées mais sans conclusions claires. Leurs résultats n’ont pas toujours été transposables aux conditions réelles.

Il cite une expérience d’une durée de 23 ans menée en baie de Narragansett (Rhode Island, Etats-Unis) ayant montré une corrélation positive entre le développement algal (phytoplancton) et l’apport en phosphore. Aucune corrélation n’a été établie pour l’azote. Une autre étude publiée en 1986 (Sakhaug et Olsen) a démontré le rôle du phosphore dans l’eutrophisation des fjords et des eaux côtières norvégiennes.

Ainsi, pour ce qui concerne l'eutrophisation marine, des études et expériences sérieuses de longue durée vont elles aussi dans le sens d'une responsabilité des phosphates.

b. Le cas de la Mer Baltique

La Mer Baltique est touchée par d’importants développements de cyanobactéries et ses côtes connaissent d’importantes marées vertes. Au cours des années 2000, la Commission Européenne a introduit plusieurs recours contentieux contre la Finlande et la Suède.

 Bloom

Développement de cyanobactéries en Mer Baltique

Dans ce contexte, l’Agence suédoise pour la protection de l’environnement, a publié un rapport le 13 mars 2006, intitulé « L’eutrophisation des mers de Suède ». Les missions principales de cette agence sont de présenter des propositions de politiques et de législation environnementales au gouvernement suédois et de s’assurer que les décisions de politiques environnementales sont mises en œuvre. Elle lui fournit une expertise et des propositions.

Or, les chercheurs sollicités (Donald Boesch, Robert Hecky, Charles O’Melia, David Schindler et Sybil Seitzinger) recommandent en premier lieu de réduire les apports de phosphore à la Mer Baltique. Selon eux, la réduction des apports d’azote n’a pas de sens si rien n’est fait pour limiter les apports de phosphore stimulant la production de cyanobactéries fixatrices d’azote atmosphérique dans le milieu marin. En effet, ces cyanobactéries enrichissent elles-mêmes le milieu marin en azote et auto-entretiennent le phénomène d’eutrophisation, en favorisant la croissance d’autres végétaux aquatiques.  C'est une nouvelle pierre à l'édifice en matière de responsabilité des phosphates, et non des nitrates, dans le phénomène d'eutrophisation.

c. Polémique sur le rôle des cyanobactéries en milieu marin

Certains auteurs prétendent que les cyanobactéries ne fixent l’azote de l’air de manière significative qu’à un niveau de salinité inférieur à 8 ou 10 g/l. Or, la salinité moyenne des océans est de 35 g/l. Cela pourrait donc remettre en cause la théorie de la non-responsabilité des nitrates agricoles dans l'eutrophisation.

En Mer Baltique, les cyanobactéries fixent l’azote car la salinité y est très basse : 7 à 10 g/l. Cela fait dire à certains scientifiques (Daniel Conley, Hans Paerl, Robert Howarth, Donald Boesch, Sybil Seitzinger) que les résultats obtenus en Mer Baltique ne sont pas transposables dans d’autres mers plus salines.

David Schindler et Robert Hecky opposent aux précédents que des fixations cyanobactériennes d’azote atmosphérique sont observées dans des estuaires peu profonds, à des niveaux similaires à ceux observés en eau douce (ils citent les travaux de R. Fulweiler, S. Nixon, B. Buckley, S. Granger, W. Gardner). Ils affirment que la réduction de l’azote représente une très couteuse tentative, lancée à l’aveuglette, mais qui peut favoriser les cyanobactéries, plutôt que la qualité des eaux.

Pour eux, la réduction des apports de phosphore doit intervenir prioritairement sur celle des apports d’azote, ne serait-ce que pour des raisons de coût : traquer les deux éléments à la fois générerait des dépenses colossales. Mais surtout, les effets d’une politique anti-nitrate devraient d’abord être démontrés à l’échelle écosystémique avant que celle-ci soit mise en œuvre. C’est bien le fond du problème : aucune évaluation sérieuse n’a précédé l’élaboration et la mise en œuvre de la directive nitrate. Et pourtant, celle-ci ne résout toujours pas le problème des marées vertes….

d. Une grande variété de facteurs, plus limitants que l’azote

B. Berland, dans un article publié en 1979, Azote ou Phosphore ? Considérations sur le paradoxe nutritionnel de la Mer Méditerranée, rappelle que selon les mers ou océans, le facteur limitant peut varier : fer, silicium, vitamine B12, oligo-éléments, phosphore, azote… Certains nutriments peuvent être ainsi plus limitants que l’azote ou le phosphore dans l'eutrophisation.

Pour lui aussi, la fixation d’azote par les cyanobactéries en milieu marin semble être une évidence, sans considération de salinité. Il cite Melin et Lindhal (1972) qui ont montré que le phosphore et les oligo-éléments limitent la croissance d’une cyanophycée-test, capable de fixer l’azote gazeux, dans les mers européennes peu profondes. Certains auteurs (Smayda, 1974) mettent même en avant une succession de facteurs limitants au cours de l’année.

En conséquence, pour B. Berland, l’azote ne peut pas être considéré comme étant le seul facteur limitant de la production algale des eaux marines. Il développe en particulier le cas de la Méditerranée, où le phosphore joue un rôle prépondérant. Dans le Delta du Rhône et dans la rade de Villefranche-sur-Mer, l’azote est au dernier rang des facteurs limitants, derrière le phosphore et le fer. Dans la mer Adriatique, c’est aussi le phosphore qui limite principalement la croissance du phytoplancton.

Les facteurs favorisant la croissance des algues sont donc d’une telle variété et complexité qu’il parait incongru d’espérer limiter ces phénomènes par une action portant seulement sur l’azote apporté par les cours d’eau.

e. De nouvelles découvertes sur les cyanobactéries

Dans un article publié en 2006, Fixation de diazote et production primaire en Méditerranée occidentale, Nicole Garcia démontre le rôle primordial de la diazotrophie, source d’azote atmosphérique apportée au milieu marin par l’activité d’organismes diazotrophes, en d’autres termes par les cyanobactéries.

La Méditerranée compte parmi les mers les plus salées du globe et pourtant, des cyanobactéries y sont apparemment capables de fixer de l'azote. Voilà qui vient contrebalancer les affirmations péremptoires sur la non-transposabilité du cas de la Mer Baltique !

Degré de salinité en grammes par litre d'eau de mer (source IFREMER - LQS-CERSAT)

Nicole Garcia nous apprend que la fixation d’azote atmosphérique en milieu marin est connue depuis 1961 (travaux de R.C. Dugdale, D.W. Menzel, J.A. Ryther). Depuis, de nouvelles cyanobactéries fixant efficacement l’azote ont été découvertes et cela ouvre de nouvelles voies dans l’étude du cycle de l’azote en milieu marin. On découvre aussi que des cyanobactéries que l’on connaît déjà savent en fait fixer l’azote. Malgré l’intérêt de ces découvertes, les recherches sur les cyanobactéries fixatrices sont encore insuffisantes.

 cyanobacterie

Cyanobactérie Anabaena azollae, fixatrice d'azote

Le fait de provoquer une carence d’azote dans le milieu marin, en limitant les apports, favorise la diazotrophie. Un tel processus de compensation rapide par l’apport d’azote atmosphérique n’existe pas pour le phosphore qui reste donc un élément de maîtrise potentiel.

f. Algues vertes : tenir compte de toutes les sources d’azote dans le milieu marin

L’IFREMER et le CEVA (Centre d’Etudes et de Valorisation Algale) ont construit leur hypothèse de limitation de l’azote (notamment au mois de juin) à partir de l’observation de la teneur en azote des algues vertes, qui baisse de 6 % à 2 % de la matière sèche entre avril et juin/juillet. Cette baisse de la teneur en azote des algues prouveraient selon eux que l’azote est le facteur limitant leur croissance. Mais, au-delà de toutes les études et expérimentations que nous avons évoquées et qui vont dans le ses inverse, cette hypothèse n’a jamais été confirmée par des mesures des teneurs en azote sous toutes ses formes dans l’eau de mer et dans les sédiments.

L’azote du milieu marin a des origines multiples, mal connues et mal quantifiées. Selon Christian Buson, de l’Institut de l’Environnement, il faudrait comptabiliser :

  • les faibles reliquats d’azote nitrique terrigènes ;
  • les apports d’azote organique et ammoniacal provenant des rejets des stations d’épuration ;
  • les divers rejets organiques plus ou moins bien contrôlés ;
  • les rejets et les produits de dégradation de la biomasse marine ; celle-ci peut en effet contribuer à la fourniture d’azote organique, puis minéral après minéralisation ; dans certaines baies, l’implantation de fortes productions conchylicoles a pu contribuer à des masses de fèces et de pseudo-fèces importantes ;
  • la fourniture d’azote par le large (upwellings, remontées d’eaux profondes riches en nutriments) ;
  • la fourniture d’azote par les sédiments ;
  • la fourniture par les cyanobactéries marines fixatrices d’azote et par leur dégradation.

Les quantités d’azote provenant de toutes ces sources ne sont pas documentées dans les articles de l’IFREMER, qui se focalisent essentiellement sur les apports de nitrates terrigènes.

 saint-michel-en-greve

Algues vertes, site de la lieue de Grève, Côtes-d'Armor Cette baie large et peu profonde est propice au développement des algues.

En postulant que le nitrate est vraiment à l’origine des développements algaux en milieu marin, une réduction des apports via les cours d’eau ne donne que des résultats irréguliers et non significatifs. En effet, la croissance des algues est d’origine multifactorielle (facteurs climatiques, topographiques, courantologiques, nutritionnels…). D'ailleurs, les échouages ont été mineurs pendant l'été 2014, l'ensoleillement ayant été moindre et un hiver agité ayant dispersé les stocks d'algues vers le large (voir cet article d'Actu-Environnement). On voit ici que des facteurs naturels non contrôlables par l'Homme ont un impact bien plus fort et immédiat qu'une réduction de la fertilisation sur les bassins versants.

Dès lors, pourquoi agir sur le facteur azote s’il n’y a pas d’effet à coup sûr ? Pourquoi contraindre réglementairement les agriculteurs d’un bassin versant amont à réduire les apports d’azote si cela ne produit aucun effet d’abattement sur la croissance des algues vertes ? Aucune sur-fertilisation ne saurait se justifier pour autant. Il faut bien sûr limiter les fuites d’azote sur les exploitations, mais avant tout pour des raisons agronomiques et économiques, et non pour des motifs environnementaux complètement hypothétiques.

Pour les algues vertes, une autre piste mériterait d'être étudiée soigneusement : l'effondrement de la faune brouteuse des algues, tels que les bigorneaux. Cela a été mis en évidence par Joël Kopp, dans un rapport de synthèse sur les marées vertes publié en juin 1977. Moins les brouteurs seraient nombreux, plus les algues proliféreraient.

Conclusion : la directive nitrates est inopérante !

Le rôle du phosphore sur le développement des cyanobactéries responsables de l’eutrophisation des eaux douces est parfaitement connu. Le nitrate ne peut constituer ni le facteur limitant, ni le facteur de maîtrise du phénomène.

Le même degré de responsabilité du phosphore en milieu marin est en passe d’être scientifiquement démontré. Les découvertes récentes sur la fixation d’azote atmosphérique par les cyanobactéries en eaux salines tendent à disculper le nitrate apporté par les cours d’eau de tout impact sur la croissance des algues. Cependant, les recherches sur le milieu marin doivent continuer : meilleure connaissance des différents facteurs limitants, rôle des cyanobactéries, quantification des différentes sources de l’azote en milieu marin et expérimentations à l’échelle écosystémique.

Dans un tel contexte, toutes les actions s’appuyant sur la limitation des apports d’azote semblent vouées à l’échec, en eaux douces comme en eaux marines. Ainsi, la directive nitrates, complètement inopérante, ne sera jamais en mesure d’atteindre les objectifs qu’elle a fixés. Dans l’attente d’une révision de cette directive, ardemment souhaitée par la CR, c’est bien nous, les agriculteurs, qui payons les frais de cette gestion à courte vue du problème de l’eutrophisation de l’eau !

Sources :

Guy Barroin Phosphore, azote et prolifération des végétaux aquatiques, 2000. Phosphore, azote, carbone, du facteur limitant au facteur de maitrise, 2004 Face à l’eutrophisation, seul le phosphore compte, 2007

B. Berland Azote ou Phosphore ? Considérations sur le paradoxe nutritionnel de la Mer Méditerranée

Christian Buson Développement et échouage d’Ulves en Bretagne : pour une souhaitable réorientation des recherches Note sur les marées vertes en Bretagne, à partir des travaux de l’Ifremer

Daniel Conley, Hans Paerl, Robert Howarth, Donald Boesch, Sybil Seitzinger Contrôler l’eutrophisation : azote et phosphore

Nicole Garcia Fixation de diazote et production primaire en Méditerranée occidentale

Lars Hakanson, Andreas Bryhn Eutrophisation côtière : le choix d’abattre l’azote ou le phosphore dépend de l’équilibre dynamique des masses Limitation des nutriments et prévisions du développement cyanobactérien dans les systèmes aquatiques

Robert Hecky Limitation des nutriments du phytoplancton en eau douce et marine : examen de données récentes sur les effets de l'enrichissement

Kopp Joël Etude du phénomène de "marée verte" affectant les baies de Lannion et Saint-Brieuc, Rapport de synthèse, Institut Scientifique et Technique des pêches maritimes, juin 1977

Complément d'étude portant sur les prédateurs éventuels de l'algue verte Ulva lactuca, décembre 1977

Charles O’Melia, Donald Boesch, Robert Hecky, David Schindler, Sybil Seitzinger Eutrophisation des mers suédoises, rapport final, 13 mars 2006

David Schindler The Algal Bowl: Overfertilization of the World's Freshwaters and Estuaries, Broché, 1 août 2008 Eutrophisation et rétablissement dans les lacs expérimentaux : Implications pour la gestion du lac, 1974 L'eutrophisation des lacs ne peut être contrôlée par la réduction de l'apport d'azote: résultats d'une expérience sur l'écosystème global de 37 ans, 2008 Progrès récents dans la compréhension et la gestion de l'eutrophisation, 2006 Dilemme sur la façon de contrôler l'eutrophisation des lacs, 2012

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Carte révision zones Carte révision zones concentration Carte révision zones eutrophisation Schéma Guy Barroin Note sur les marees vertes, a partir des travaux de l'Ifremer Lac 226, David Schindler Cyanobactéries en Mer Baltique Image Algues vertes Cyanobacterie

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