Jean-Luc Ferté, apiculteur dans la Marne, représente la CR au comité apicole de FranceAgriMer. Bien rares sont les apiculteurs à remettre en question la thèse dominante de la responsabilité des produits phytosanitaires dans la mortalité des abeilles. Sans nier l’impact des maladies ou des produits phytosanitaires, il estime que l’explication principale pourrait résider dans le mécanisme de défense de la ruche face au stress.

Les « pesticides » de la famille des néonicotinoïdes seront interdits en France à compter du 1er septembre 2018. Les abeilles vont-elles mieux se porter ?

J.-L. Ferté : il semble établi par diverses études et publications que les néonicotinoïdes sont nocifs pour l’abeille. En revanche, ils ne peuvent être tenus pour uniques responsables du problème général de la santé de l’abeille. Car on observe des phénomènes de mortalité dans des régions où aucun néonicotinoïde n’est utilisé. En Champagne, où je pratique mon activité d’apiculteur, ces molécules sont très utilisées, et pourtant, les récoltes figurent parmi les plus abondantes cette année. Il y a donc un décalage entre les études publiées et ce que l’on observe empiriquement sur le terrain. Certains avancent une théorie du « nuage toxique », peu crédible.

Des restrictions d’utilisation de 3 néonicotinoïdes ont déjà été prises au niveau européen. Quel en a été le résultat ?

J.-L. Ferté : oui, depuis fin 2013, un moratoire européen interdisant la chlothianidine, l’imidaclopride et le thiamétoxame sur traitement de semences n’a amené aucune amélioration perceptible sur la santé des abeilles. Il est donc probable que l’interdiction totale de ces molécules ne règlera donc jamais le problème sanitaire de l’abeille.

Comment expliquez-vous que de nombreux apiculteurs accusent les pesticides de tuer leurs abeilles ?

J.-L. Ferté : les pesticides sont le coupable idéal. Evidemment, un insecticide efficace va potentiellement être dangereux pour l’abeille comme pour les autres pollinisateurs. C’est alors sur la réduction du risque qu’il faut se placer, en évitant d’exposer les pollinisateurs au produit.

Quoi qu’il en soit, je pense qu’il faut traiter le problème particulier des « pesticides » à part, comme le font les Suisses, et ne pas l’amalgamer avec le problème général de mortalité des abeilles. L’intérêt quasi-exclusif pour les pesticides ne fait que masquer un problème d’un autre ordre, plus complexe, tenant à l’abeille elle-même, sans relever non plus spécifiquement des maladies (varroa ou autres). Le centre de recherche apicole suisse (Agroscope de Berne-Liebefeld) a montré que le facteur environnement (facteurs de stress) est plus important pour le développement des colonies que le facteur génétique.

Vous n’expliquez donc pas non plus le CCD (colony collapse disorder ou mortalité massive d’abeilles) par les maladies ?

J.-L. Ferté : un dispositif de suivi des causes de mortalité des abeilles, réellement observées sur le terrain, a été mis en place par le ministère de l’agriculture fin 2014 (voir cet article). En 2015, il y a eu 195 signalements donnant lieu à enquête, analyses. Dans 39 % des cas, les abeilles sont mortes de maladie : varroa, maladie noire, loque américaine ou européenne, nosémose, virus des ailes déformées, mycoses, virus de la cellule royale noire… La maladie semblerait être la première cause de mortalité, les pesticides étant la cinquième (6% des cas). Le varroa en particulier (21 % de la mortalité totale à lui seul) affaiblit le système immunitaire de l’abeille et la rend sensible aux virus. Les maladies ont donc bien leur part au phénomène.

Mais alors, qu’entendez-vous par facteurs de stress ? Comment les colonies sont-elles impactées ?

J.-L. Ferté : l’abeille est un animal à sang froid, extrêmement dépendant de facteurs environnementaux, comme la température, les ressources alimentaires disponibles. Son système nerveux central est réduit à celui d’un ganglion céphalique, ce qui limite son comportement à une somme d’automatismes complexes mais rigides. Elle fonctionne sur le mode stimuli-réaction. Si la colonie dispose de mécanismes subtils de régulation lui permettant de résister aux aléas environnementaux, elle reste une somme d’automatismes individuels. Les abeilles communiquent entre elles par des médiateurs chimiques, les phéromones. Mais au-delà d’un certain seuil, la mécanique pourrait se gripper et la colonie commencer à dépérir.

Comment des stress cumulés pourraient-ils impacter les colonies ?

J.-L. Ferté : la santé de l’abeille n’est pas qu’un problème individuel. C’est surtout celui d’une collectivité, la ruche, composée de 30 000 à 60 000 individus, en interaction constante. Les 2 principaux agents de stress sont le froid et la faim mais il y en a d’autres (une branche qui casse, une intrusion dans la ruche,…). Les abeilles réagissent à la menace en émettant un signal, une phéromone de défense particulière, à un degré proportionnel à l’intensité du stress. Ce signal chimique, encore mal connu par la recherche, peut entraver le développement de la ruche, voire la mettre à l’arrêt (stopper la ponte de la reine par exemple). Si le stress s’accumule, cela peut provoquer un affaiblissement général de la colonie pouvant être fatal.

L’emplacement des ruches a-t-il de l’importance ?

J.-L. Ferté : les abeilles sauvages ont toujours recherché un habitat clos et paisible, comme une cavité dans la roche ou un arbre creux. Les transports de ruches, pour transhumance, sur des distances parfois grandes, sont probablement un facteur de stress. Le manque de nourriture l’est indubitablement. La surestimation de la capacité de résistance et d’adaptation des abeilles au stress conduit à s’interroger sur certaines méthodes d’élevage devenues trop intensives.

Le froid serait le facteur de stress le plus important, les mortalités hivernales variant du simple au double d’une année sur l’autre, d’une région à l’autre… mais aussi d’un apiculteur à l’autre, parfois voisins sur un même terroir… mais encore au sein d’un même rucher, selon le degré d’exposition au vent des ruches et selon leur emplacement topographique. Un bon emplacement favorisera le développement d’une colonie mais le contraire est aussi vrai. Le froid conjugué au vent peut faire des ravages ! Ayant installé des filets brise-vent autour de mes ruchers, j’ai remarqué que les abeilles sont plus calmes.

Les différences entre pratiques apicoles sont-elles donc déterminantes ?

J.-L. Ferté : avec le soin accordé à l’emplacement des ruches et leur l’installation, ce qui peut faire la différence dans la pratique, c’est le mode traitement vis-à-vis des ruches, le type de conduite du rucher. En général, c’est le mode le plus simple, qui obtient les meilleurs résultats. Il faut ce qu’il faut, quand il faut, mais pas plus.

Il y a la tout un domaine à explorer : quels sont les modes de conduite générant le moins de stress, donc de mortalité ? Quels sont les mécanismes sous-jacents à même d’expliquer ces différences ?

En tant que dénominateur commun, cette gestion du stress par la colonie pourrait apporter un éclairage nouveau sur les origines multifactorielles de la mortalité des abeilles.

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